vendredi 27 novembre 2009

LES MANTRAS DE MYRIAM L.




Posée à la lisière
loin des mots ciments
la libelulle, épargnée, libère son secret.
M.L.


imbu d'insignifiance
cheminer sur les froides réalités
et les brouhahas nombreux

éventés les parfums
arrachées les paupières
et les oeillères
ô ces chères oeillères
si douloureusement absentes, arrachées

oeillères
paupières
revenez donc ceindre les perspectives et les ombres croisées du pauvre hère ainsi dépourvu

que sur ce front consenti
soit posée la marque
la brûlure du troupeau

qu'une sotte amnésie survienne
et rappelle les dieux au grand galop

M.L.



Quand Myriam Laffont ouvre le ban, elle le fait avec panache. Avec largesse mais surtout avec exigence. Ceux qui la connaissent de proche ou de loin connaissent ou devinent sa passion pour les signes, scripturaires ou iconographiques, dans leur multitude comme dans leur singularité. En fait, c’est une longue passion ouverte qui s’amorce dès la prime enfance par une collision lunaire avec la typographie. Le lieu et l’espace où se noue se tresse et se fixe en bout d’effervescence la haute poésie. Le haut langage. Mer de tous les tangages. Vertiges. On peint, on écrit et puis les brassées de mots, les saccades du crayon conduisent à l’évidence d’un destin. C’est aussi ce que nommait Eluard l’évidence poétique. Mais la hauteur chez Myriam ne signifie en aucun cas qu’elle se fourvoie avec la grandiloquence (c’est plutôt votre serviteur qui y cède dans ce que Myriam intitule un bla-bla). Elle aime au contraire traquer la fragilité, les ambigüités, les fugacités, les détails tant dans les paysages naturels que humains. Un insecte, une vieille dame, un reflet de la Garonne, une voisine de compartiment dans le métro, toutes les postures fugaces, éphémères observées derrière une apparente inattention, participe lentement à une mise au net du réel. Maussade ou cruelle. Sans concession aux usages.

Mais la personne qui écrit blesse par là même où elle fait œuvre de compassion. Dans ses fictions , ses nouvelles , ses chroniques, et ses poésies ( remarquez cette « vieillerie » chez une auteure plutôt tournée vers l’avant-garde) -auxquelles elle met un signe d’égalité avec les mantras-, résonne l’accent de la déconvenue pour ne pas dire de la désespérance. Écrire est cependant par moment un exercice périlleux – si sensible- de possibles fulgurances de l’espoir. Un espoir bien charnel, qui décline son désir en mots courants, si banalement humains.


Car Myriam tient en grande suspicion les prédictions comme les grilles d’explication fonctionnelles. Elle en mesure leur inanité avec cette intuition, peut-être toute féminine, ou tout simplement poétique dans l’indistinction des genres, du sexe qu’elle évoque sans fard.
Myriam préfère dans une noble (oh ! l’emphase) solitude coudre à main nue les étoffes disparates de ses mémoires ténues et de ses découvertes inattendues. Elle en taille une belle et transparente toge de stoïcisme. Entre la personne et l’auteure, on ne perd alors rien au change. C’est le même cœur –incandescence, en une impeccable jeunesse métaphorique- qui nous offre ses mantras. Et son savoir des plantes et des herbes. Chairs multiples de la terre.
Oui, le ban est ouvert. Lecteurs, ne soyez pas en retard.
Myriam peut être déjà ailleurs.
Myriam L. va vite. Comme un poème en forme de nuage, un fruit mûri se délivrant de son arbre devenu entrave à ses futurs avatars. Le temps roule, roule…
A.K.
Cugnaux, le 4 février 2009

CINQ D'UN COUP:

La tectonique des langues
(fragments d'un discours amoureux corrompu/photos)

Ni son père aux yeux bleus, ni sa mère aux yeux verts
(nouvelles)

Et si, couper ce qui dépasse
(poésies/mantras/photos)

Attitude XL
(poésies/mantras)

Les chroniques de MamzelleLuna
(chroniques/photos)



et puis aussi, les nouveautés sur son site, en ligne
www.myriam-laffont.fr/sans oublier les petits cailloux semés sur www.poetiquemaisencore

vendredi 13 novembre 2009

Ainsi vécut Myriam Ben





En "l'été africain »* en terre algérienne, passant parmi tant d'autres dans les artères d'Alger, j'ai fait une halte à la bonne vieille Maison des Livres. D’entrée, le regard s'est porté sur une pile de livres, reconnaissables, entre mille, pour l'apprenti littéraire des années quatre-vingt à la "Face des lettres" (en fait ILE, Institut des langues étrangères, sis à l'époque avenue Abane Ramdane, face à la "Brass». D'évidence, il s'agissait d'un reliquat, sorti miraculeusement des fonds - surement insondables- de La Maison des Livres."Ainsi naquit un homme", un recueil de nouvelles de la regrettée Myriam Ben. L'apprenti littéraire, échappé, lui aussi par inadvertance des rets politico-culturels avait planché sous la direction d'enseignants universitaires (a vrai dire, des enseignantes pour l'essentiel) sur ce recueil de nouvelles. Les derniers feux d'un structuralisme triomphal éclairaient et guidaient les chères études littéraires; Nous découvrions une auteure (ça se dit ainsi maintenant) surtout connue comme artiste-peintre et militante des droits de la femme. D'ailleurs, la couverture du livre était d’elle .Couverture rouge, qui arrachait, souvent, des hochements sarcastiques à ceux, qui tels des taureaux s'excitaient à l’époque à la vue de cette couleur emblématique.
Myriam Ben, peintre, écrivaine était au-dessus de ses mesquineries qui ont fait le lit du sectarisme et élevé les palissades de l’obscurantisme, arènes des violences meurtrières en gestation... . Cette militante qui fut de tous les combats du peuple algérien s’est éteinte en 2002. Sadek Hadjerès lui a consacré un texte circonstancié dans lequel il dressait son portait et retraçait son parcours empreint de générosité et d’engagement de principe.
De son vrai nom Marylise Benhaim, au moment du déclenchement de la guerre de Libération, elle était institutrice près de Aïn Defla, elle fut versée dans les CDL (Combattants de la révolution) organisation armée créée en juin 1955 par le Parti communiste algérien. Parmi les missions dont elle avait été chargée et qu’elle avait courageusement accomplies, je citerai le transport dans sa voiture d’une partie des armes détournées par l’aspirant Henri Maillot, le transfert de Maurice Laban au maquis de Chlef, les liaisons qu’elle assurait entre le groupe de Chlef et la direction CDL à Alger, celles entre elle et un capitaine de l’ALN dans la région de Aïn Defla. Militante dans la clandestinité après avoir abandonné son poste d’institutrice, elle a pu effectivement échapper aux autorités coloniales et fut condamnée, par contumace, à 20 ans de prison ».
Mais revenons à la littérature. Autodidacte, l'apprenti littéraire désigné était surtout nourri du fatras de la critique littéraire du XIXe siècle. Avec retard, il découvrait le structuralisme, la linguistique générative et consorts, le "triomphe et rupture de l'écriture bourgeoise". Barthes, bien sûr, à moins que vous ne soyez encore au "degré zéro de l'écriture". Fabuleuses et toniques ouvertures critiques. Mais la phonétique, ça faisait grincer des dents...Bref, il y avait aussi dans ces découvertes savantes, une partie assez ingrate. Les étudiants étaient incités à relever systématiquement dans un texte un faisceau de « catalyses » et autres « noyaux », dynamiques aurait ajouté un ami…Et ce travail fastidieux en apparence donnait lieu à de pénétrantes lectures du texte. Myriam Ben, pour revenir au véritable propos de cette chronique
Native d’Alger, Myriam BEN avait pour père un descendant de la tribu des Ben Moschi qui furent les premiers à quitter la prise de Constantine pour aller fonder la ville de Ain-Beida dans les Aurès. Par ailleurs, sa mère était une descendante des rescapés de l’Andalousie arabe qui trouvèrent asile en Algérie en 1492. Dans ". « Diwan d’inquiétude et d’espoir » (ENAG, 1991), sous la direction de Christiane Achour, on y évoque ses premiers essais littéraires en ces termes : «… Au milieu des années soixante, elle s’attelle à un roman resté inédit et à trois pièces de théâtre. "Après [Karim] une première pièce mettant en scène un moment précis et ponctuel de la lutte (avec la mise en scène des contradictions de l’individu pris entre ses sentiments et son devoir de patriote), puis [Leila] un second texte sur le présent des lendemains qui grincent et déchirent, Prométhée s’extirpait, en quelque sorte, d’un cadre historique pour réaliser le désir d’universalité commun à de nombreux dramaturges". Plus tard, elle publiera, notamment Sur les Chemin de nos pas, L’Harmattan, 1984, Au carrefour des sacrifiés, L’Harmattan, 1992. Elle est aussi l’auteure de Quand les cartes sont truquées des Mémoires où elle restitue à travers sa vision d’enfant « une Algérie française où, par un sanglant parjure, la France abrogea le " décret Crémieux ", laissant libre cours à l'antisémitisme, déjà ancien, de nombreux européens. Elle nous fait vivre le rôle que joua son père dans son engagement anti-colonialiste et l'enseignement qu'il lui donna sur les rapports qui existaient entre sa propre liberté et celle du peuple algérien ».
Mais j’aimerais surtout citer quelques vers de la puissante poétesse qu’elle était également. Singulièrement, le poème Le puits des justes paru dans Ecrits d’Algérie, (éditions Autres Temps/Les Ecrits des Forges, 1996) et reproduit en couverture une de ses toiles :

Toi qui chemines par chez nous
Ne cherche plus le saphir noir
Dans la mémoire de ses yeux
Ils avaient la brillance
Impérissable de l’espoir
La couleur du ciel de Saturne
Né de la clarté nocturne
De l’Intelligence Première
Et du Cavalier Noir
De l’Apocalypse
Qui chevauche aujourd’hui
La terre de nos pères

Elle tirait le fil de soie
De son âme
Pour tisser le chant d’espoir
De sa Vie

Ainsi vécut Myriam en tissant ses chants et ses toiles jusqu’aux étoiles.
Lecteurs, il ne faut pas être Prométhée pour faire un tour à La Maison des Livres.

A.K.

* Juillet 2009

LA HALQA INEDITE d'Abdelkader ALLOULA


UN THEATRE COMPLET !


Il y a près d’un quart de siècle, à Oran, lors d’une soirée , j’ai eu le plaisir de rencontrer en compagnie de mon ami et confrère Arezki Metref,le dramaturge Abdelkader Alloula. Nous le connaissions de loin, admirions son travail et son talent. Mais nous ne mesurions pas encore l’étendue de sa modestie. Car, en fait, c’est lui qui est venu vers nous. Accompagné par un autre passant capital , feu M’Hamed Djelid , universitaire et écrivain , initiateur en fait de cette rencontre chez un autre universitaire, Sid Ahmed Khiat dont étions les hôtes.
Dans le feu d’une longue discussion, l’idée d’un entretien de presse a émergée. Chose conclue et réalisée le lendemain même. Cet entretien avec Abdelkader Alloula est resté inédit. Il paraît donc de façon posthume. Durant tant d’années, j’ai eu comme le sentiment d’une dette à son endroit. J’espère, en rapportant fidèlement ses propos, remplir un devoir de mémoire.
Dans cet entretien posthume – qui s’est déroulé au TRO, Théâtre Régional d’Oran, le 25 septembre 1985- le dramaturge algérien, Abdelkader ALLOULA retrace son itinéraire artistique et les moments clefs de son travail de comédien, de metteur en scène et d’auteur. C’est à la fois une réflexion à haute voix critique et prospective sur le cheminent du théâtre algérien. Avec une humilité remarquable, tout en se gardant de se revendiquer comme un maître à penser, faisant l’exégèse de « son » théâtre, Abdelkader Aloula traite de la transposition et d’une certaine pratique restrictive du théâtre aristotélicien et avance les jalons d’un nouveau théâtre de tonalité majeure puisant dans le patrimoine, la culture populaire et faisant appel à la tradition de la Halqa et du Meddah en matière dramatique. Dans cet entretien, par moment prémonitoire, deux ans avant les émeutes populaires du 5-Octobre 88, Abdelkader Alloula met en exergue l’importance du rôle d’éveil civique de l’activité théâtrale. S’il refusait l’étiquette « engagé » pour son théâtre, il était dans la vie sociale, un homme de conviction et d’engagement. Il réprouvait à la fois l’arbitraire du pouvoir et l’obscurantisme. Il le paiera de sa vie. Le 10 mars 1994, à Oran en plein Ramadhan, il tombe sous les balles du terrorisme. Il se rendait à une réunion de l’association d’aide aux enfants cancéreux qu’il animait.
Un hommage populaire fut rendu au Troisième Lion d’Oran par sa ville.
Il est considéré aujourd’hui comme l’un des grands maîtres de la scène maghrébine et le premier introducteur du monologue dans l’espace théâtral algérien.





Abdelmadjid Kaouah : Peux-tu nous retracer ton itinéraire artistique durant ces vingt dernières années avec ses plus importantes étapes ?


D’UN THEATRE D’ACTION A UN THEATRE DE NARRATION
Abdelkader Alloula : Effectivement, j’ai plus de 20 ans de pratique. D’abord, je suis sorti du théâtre amateur. J’ai commencé à pratiquer à partir de 1956 dans une association culturelle qui s’appelait CHABAB. Cela fait donc 30 ans. J’ai débuté ma carrière professionnelle avec la nationalisation du théâtre d’Alger, à savoir en 1963, précisément. Et là, j’ai commencé en tant que comédien. J’ai joué dans plusieurs pièces tant du répertoire national, telles que « Les enfants de la Casbah », « Hassan Terro » de Rouiched », « Le Serment » de Abdelhalim Raïs que du répertoire universel, telles « Roses rouges pour moi » (de Sean O’casey) « La mégère apprivoisée », « Don Juan » de Molière et autres… Et puis, à partir de 1965, j’ai commencé au TNA (Théâtre National Algérien) à mettre en scène. Il se trouve que j’étais plus ou moins préparé dans la mesure où dans le théâtre amateur, on touchait à toutes disciplines. Nous étions à la fois interprète, décorateur, metteur en scène et musiciens. Donc, en 1965, j’ai réalisé une pièce de Rouiched, « El Ghoula » (L’Ogresse ») pour laquelle j’avais aussi conçus les décors. Et j’ai réalisé une adaptation d’une pièce de Tewfik El Hakim, « El Soltane El Heïr » (Le Sultan embarrassé), une pièce que j’ai adaptée en 1967 à partir d’un texte français des « Quinze Colliers de Sapeic », pièce du répertoire précieux chinois que j’ai intitulée « Sikek Eddheb » (« Monnaie d’Or »). C’est à partir de 1968 que j’ai commencé à écrire et à faire des propositions au niveau de notre théâtre. La première pièce fut « Les Sangsues », montée en 1969 à d’Oran où qui était plus ou moins une aile du Théâtre national algérien (T.N.A.). Et « El Khobza » (Le Pain) en 1970, pour la première semaine culturelle de la ville d’Oran. J’ai par la suite continué sur la lancée. C’est comme cela que j’ai écrit « Hammam Rabi » (Les Thermes du Bon-Dieu), « Hout Yakoul Hout » en collaboration avec Benmohamed Mohammed. J’ai écris également « Lagouel » (les Dires, 1980), et tout récemment « Ladjoued » ( Les Généreux »). Entre temps, et puis précisément en 1972, j’ai adapté « Le Journal d’un fou » (de Nicolas Gogol) que j’ai intitulé « Homk Salim » (La démence de Salim). Ceci en ce qui concerne l’itinéraire. En ce qui concerne les moments importants, il y en a deux qui se sont traduits en fait par des crises existentielles. C’est à partir du moment où j’ai commencé à mettre en scène de façon professionnelle et à écrire. Là, j’étais amené à faire chaque fois un bilan, à analyser de façon critique tout ce que j’avais fait, à me documenter davantage. A me documenter tantôt sur la mise en scène, tantôt sur l’écriture théâtrale. Ce sont en fait deux moments importants de mon itinéraire. Il y a d’autres moments, peut-être pas aussi importants mais néanmoins intéressants. Le grand moment pour moi c’est la phase de réalisation de « Lagoual » (Les Dires). Disons donc, à la lumière de tout ce que j’avais fait et tout ce qui m’avait apparu dans le cadre de mes réflexions, de mes discussions avec les spectateurs, j’ai lancé une expérience sans savoir très bien sur quoi j’allais déboucher. Je passais d’un type de théâtre d’action à un autre type de théâtre, un théâtre de narration.

ENGAGEMENT POLITIQUE OU INTERVENTION SOCIALE ?

A.K. : Un théâtre d’engagement ?
A. Alloula : Je me méfie, à vrai dire, des étiquettes de façon générale. Moi, je proposerai autre chose, je pense plutôt à un théâtre de critique sociale. Bien sûr, il pourrait être à la fois engagé et d’intervention. Et surtout d’action. D’action dans la mesure où il propose chaque fois l’action. Même si c’est un théâtre qui a pour support le dire, il appelle à l’action. Et, enfin c’est peut-être un trop grand mot, il appelle à la transformation de la société, il appelle à l’optimisme, il appelle à la joie, il appelle à l’intervention des masses dans la vie sociale, dans l’organisation de la vie sociale de façon générale. Mais je préfère le limiter à l’appellation de théâtre de critique sociale.
A.K. : Il ne serait pas donc épique ?
A.Alloula : Il est de mon point de vue épique par référence à ce que définit Brecht. C'est-à-dire un théâtre qui se s’adresser à l’intelligence du citoyen et qui veut l’interpeller, l’inviter à voir, revoir son monde, son environnement, sa vie sociale, ses luttes , avec un nouveau regard, avec une nouvelle dimension. Mais le théâtre épique chez Brecht, c’est toute une philosophie. C’est beaucoup plus large que ce que je viens de définir. Ca ne s’arrête pas seulement aux aspects de contenu mais aussi l’agencement, les formes de représentation.


A.K. : Quelle est donc la spécificité de ton théâtre ? La Halqa ?
A.Alloula : Je pourrai parler de spécificité de mon travail et non pas de mon théâtre dans la mesure où j’estime ne pas avoir encore débouché sur un genre de tonalité majeure. C’est encore à l’état d’expérimentation, de recherche. Effectivement, je pars de la « Halqa », considérant que l’activité de type « halqa » comme étant un théâtre complet. Dans la mesure où c’est un théâtre qui se suffit à lui-même. C’est une activité qui a ses comédiens, ses interprètes, qui a ses modes propres d’expression, qui a son public, qui a son assise économique, qui a ses terrains, qui en fait se déroule sans l’intervention de l’Etat , sans la subvention, qui vit d’elle-même, se développe selon les moments, les possibilités. Qu’est-ce que je fais ? Je travaille, j’analyse les caractéristiques de cette activité théâtrale et j’essaie en fait de l’élever à partir des acquis…Ce n’est pas du tout une entreprise de type anthropologique. La question fondamentale pour moi, est que ce théâtre- là (la Halqa) fonctionne très bien avec ses publics, avec sa culture et donc il y a des signes précis qui constituent ce théâtre. Donc pour moi, la question fondamentale, c’est de découvrir ces signes et de concevoir des représentations et d’élever le niveau esthétique de ces représentations. Voilà grosso modo, mon travail. Plus je réfléchis, plus j’observe le « Meddah » de la Halqa et plus en fait je retrouve l’art théâtral, peut-être dans ses expressions les moins riches, mais le théâtre est là. Et malheureusement, nous avons pratiqué un type de théâtre qui est en inadéquation, de mon point de vue, de par ses formes avec les signes profonds de notre culture populaire, de notre vécu culturel. Mon travail, c’est d’apporter ma contribution à l’émergence d’un théâtre algérien qui puisse se caractériser et fournir à son tour des éléments nouveaux au théâtre universel. Il se trouve qu’on pratique un théâtre qui n’est pas le nôtre, qui n’est pas encore le nôtre. Il ne s’agit pas d’être étroit, il s’agit de proposer, de déboucher sur des formes théâtrales, sur des tonalités théâtrales qui soient élevées et qui en même temps soient très liées à notre vécu, à notre culture.

COMMENT SORTIR DU MOULE ARISTOTELICIEN ?

A.K. : Il y a la démarche théâtrale qui consiste à tenir un discours sur la réalité, et, celle qui propose une peinture de la réalité.
Où se situe la tienne ?
A.Alloula : Entre le discours sur la réalité et la peinture de la réalité, moi je proposerai une troisième démarche : en fait, une synthèse poétique de la réalité. Cette image rendrait mieux compte de mon travail personnel. Maintenant, chacun travaille selon son support idéologique, sa conception du monde. Certains se mettent à vouloir transposer la réalité. En fait, il y a toujours un travail de synthèse, que ce soit un discours sur la réalité ou que ce soit une reproduction, il y a toujours un passage d’un terrain à un autre. Il y a toujours le détail qui montre que ce n’est pas la réalité. Là, il y a plusieurs écoles, plusieurs courants. Chacun se déterminant avec ses mots, la connotation, la charge personnelle qu’il endosse ou qu’il fait endosser aux mots. Moi, je parlerai plutôt de synthèse poétique de la réalité. IL y a toujours un travail sur la réalité, on part toujours de la réalité…
A.K. : ...Qu’est-ce à dire ?
A.Alloula : Notre activité théâtrale est encore dominée par l’amateurisme, par une approximation. C'est-à-dire que nous n’avons pas encore dégagé les recherches. Nous n’avons pas en la matière un gros capital de connaissances et de pratiques. Elle est dominée par une démarche de type amateur, une démarche pragmatique, une démarche instinctive. Et, nous n’avons pas encore, comme je le disais toute à l’heure, débouché sur un théâtre de tonalité majeure. Nous sommes encor au niveau de la pratique approximative d’une part, et d’autre part, il se trouve que les caractéristiques qu’on vient de souligner sont précisément propres au théâtre amateur, particulièrement. C’est à dire que le théâtre amateur dans notre pays est encore au niveau du manifeste, le théâtre de manifeste. Et c’est peut-être tant mieux. Ce théâtre de manifeste, de mon point de vue, explique un tas de choses. Il explique d’abord que notre jeunesse, nos jeunes amateurs du théâtre sont à la recherche de cadres d’expression démocratique.
Cela explique aussi que dans leurs représentations, ils manifestent le fait que la vie sociale, la vie quotidienne en Algérie est fortement politisée. C’est précisément parce que c’est une société en mouvement, c’est une société à l’intérieur de laquelle les luttes sont très denses.
A.K. …Et souvent sourdes…
A.Alloula : …Même si elles sont sourdes, elles se manifestent souvent au grand jour. Et puis, il y a aussi, au plan de la pratique proprement
Artistique, un carcan, à savoir le moule aristotélicien de la représentation qui ne convient pas au théâtre algérien, de façon générale. Que ce soit dans la pratique amateur ou professionnelle. Donc ce moule, ce carcan, on essaie de l’éclater. Ca se traduit par ce type de théâtre qui est dominé par un courant réaliste, un courant naturaliste par endroit.

A.K. : N’a-t-il pas alors risque de confusion entre théâtre et action politique ?
A.Alloula : Le théâtre ne peut pas se substituer à un parti politique comme il ne peut pas se substituer également à l’école, à l’université. Car souvent, on veut charger le théâtre de régler les problèmes d’arabisation et d’alphabétisation et autres…Le théâtre en fait évolue dans ses propres limites, dans ses propres limites artistiques. Dans tous les cas, il y a des chemins obligatoires ; le théâtre peut ressembler à l’école, le propos dramatique peut ressembler au propos politique. Dans tous les cas, il ne peut pas éviter d’être pédagogique, didactique, comme il ne peut pas éviter d’être politique, de véhiculer un propos politique parce qu’il met en scène des hommes qui pensent, qui évoluent et qui agissent. Précisément, c’est quand il refoule, quand il occulte le propos politique qu’il est le plus politique ! Schématiquement, l’activité théâtrale informe ou désinforme. Il n’ y a pas de juste milieu, dans les deux cas, elle est porteuse du politique et souvent de la haute politique. Le théâtre peut interroger l’homme extra muros, c'est-à-dire en-dehors de toutes ses contraintes quotidiennes...
A.K. : Dans ses engagements, par exemple ?
A.Alloula: Il peut l’interroger dans ses engagements, il peut l’interroger en tant qu’homme nu. En marge de la société, un moment, le moment de la représentation. Et il peut l’emmener à réviser, à revoir ses profondes convictions. En quelque sorte, là aussi, l’art théâtre peut avoir ce mérite de sortir l’homme politique son cadre politique pour l’interroger politiquement. En fait quand je pense à Sophocle, à Eschyle, à Euripide, à Aristophane, c’était pour l’époque, je m’interroge, de la haute politique ! Chez Aristophane, c’était de la haute politique sans avoir à énoncer le baba…
A.K. : Donc haute politique opposée à propagande ?
A.Alloula: …Pas opposée, différente de propagande, différente d’agitation ? Différente par démonstration scientifique. Pas question que l’art théâtral se substitue à la démonstration scientifique, livresque. Il est évident qu’une pièce de théâtre ne peut remplacer, par exemple, « El Khobza » (Le Pain), sur les problèmes de la faim, des luttes quotidiennes, autour du pain quotidien un ouvrage scientifique sur la question.
A.K. : Compte tenu du dénuement , de l’indigence d’autres relais plus naturels, le théâtre n’a-t-il pas été parfois piégé, obligé de donner des réponses à tout , sur tout ?



A.Alloula : Oui, parfois piégé. Au niveau des chemins artistiques, on peut pousser une caricature, elle devient elle-même plus éloquente que tout
un discours politique.
A.K. : Justement, devant un théâtre qui veut trancher par le raccourci, le public ne risque –t-il pas de se limiter à la caricature ?
A.Alloula : Il y a indigence en même temps qu’il y a des raisons objectives tant historiques que culturelles. Il se trouve que nous sommes tombés dans cette erreur du schématisme, des raccourcis, de l’économie de lectures. Mais en même temps, c’était inévitable. Il se trouve que nous n’avons pas de grandes traditions derrière nous. Nous sommes tous à l’école de la démocratie. Ca se voit tous les jours, dans une réunion syndicale ou autre. Il n’ y a pas de capital culturel qui produit ses références, qui produit un gestus culturel. En matière d’activité théâtrale, nous n’avons pas derrière nous de grandes analyses sur la représentation, sur les modes d’agencement de la représentation etc. Nous commençons à peine à essayer de refaire jonction avec notre patrimoine culturel. Je crois que ces erreurs étaient inévitables. Maintenant, il y a la vie qui travaille, qui émousse ces comportements. Ici et aujourd’hui le schématisme s’essouffle : le discours démagogique n’accroche plus parce que les luttes et les comportements s’affinent et commencent à naître et se développer des traditions de lutte, de réflexion ou d’étude. Je crois que c’étaient des travers, des passages obligés. A présent, on voit plus clair en nous, dans notre société, dans notre organisation sociale et parce qu’il y a la vie, le citoyen accède à la culture, progressivement, lentement.





LE DIT DU MEDDAH ET LANGUE DU TERROIR


A.K. : Qu’en est-il de la question de la langue dans le théâtre ?
A.Alloula : En ce qui concerne la langue théâtrale, personnellement, j’ai toujours été intéressé par les aspects linguistiques au théâtre. Déjà en tant que metteur en scène, je privilégiais le travail sur la langue, sur les intonations, sur les couleurs vocales parce que tout simplement je me rendais compte que dans la vie, ce qui était parlé dans ma famille, dans la rue sonnait plus beau que ce qu’on représentait au théâtre. Ensuite, sur le plan de l’écriture, j’essayais de travailler mes phrases, l’agencement linguistique pour convaincre au mieux, pour être le plus juste possible. Par la suite, ce travail, ces préoccupations m’ont beaucoup aidé au niveau de « Lagoual » (Les Dires) et de « Ladjoued » (Les Généreux) où il s’agissait d’investir davantage le mot et de réaliser un travail linguistique plus important. Nous sommes en train de passer à un théâtre de narration. Nous sommes dans un théâtre narratif qui privilégie le mot à l’action, qui induit l’action dans le mot, dans la narration. Et de ce fait, il y a un travail en profondeur sur l’agencement linguistique. Nous avons constaté que l’art théâtral était lui depuis toujours induit dans la poésie…
A.K. : … A l’origine du théâtre, il y a le poème ?
A.Alloula : A l’ origine de notre poésie, il y a théâtre ou il y avait activité théâtrale. Il y a comme ça dans les civilisations, par moment, des arts qui s’induisent dans d’autres dans les arts porteurs. L’art théâtral est porteur de plusieurs arts. Au niveau de l’opéra, par exemple, la musique est porteuse de l’art théâtral. Il est induit dans la musique. Donc, nous avons constaté précisément, alors qu’on cherchait l’art théâtral dans les canons aristotéliciens dans la vie sociale, il était simplement présent, induit dans la poésie. Qu’on se réfère aux manifestations de type théâtral ou à la Halqa, nous constatons que c’est de la poésie dramatique. Tout est dans le récit. Ce sont des récits hautement poétiques. Je me réfère aux contes que racontent nos mères, nos grands-mères, à la Halqa. Ce sont de grandes épopées, de bons poèmes qui sont dits et chantés. Tout cela se fait dans la langue du peuple, dans la langue populaire qui est très riche, qui recèle un capital linguistique énorme, qui contient souvent des mots qui nous viennent de la Djahiliya. Mots totalement oubliés par l’arabe dit classique. Le problème au niveau de la langue populaire c’est qu’elle n’a jamais été pratiquée de façon précieuse, qu’elle n’a jamais été écrite. Du point de vue de l’utilisation de la morphologie et de la syntaxe, c’est bon. Mais il n’ y a pas eu de travail de travail morphologique et syntaxique parce qu’il n’ y a pas eu de support écrit…




VERS UN THEATRE DE TONALITE MAJEURE

A.K. : …Par mépris ?
A.Alloula : …Et parce que le peuple s’est retranché sur l’oralité. Par exemple, un mot nouveau, tel que « Moustachfa » ( hôpital) n’était pas du tout employé dans le langage populaire , il y peut-être quinze ans. Tout le monde disait « Sbitar » (de la déformation du mot français « hôpital » NDLR). Moustachfa en tant que mot n’existait pas. Mais « Chiffa » (guérir) existait. Les applications d’une forme à un verbe, les différents jeux grammaticaux se sont appauvris parce que la langue s’est retranchée dans l’oralité. Cela dit, le travail du dramaturge sur la langue n’est pas du tout celui du linguiste ni celui du grammairien. La préoccupation première du dramaturge est le langage artistique. Dans le langage artistique c’est un ensemble d’éléments qui font entrer dans des systèmes artistiques. Et dans cet ensemble d’éléments, il y a le mot, il y a la langue. En fait, le dramaturge confectionne sa propre langue si j’ose dire, sa propre façon d’agencer ses phrases. Dans le texte théâtral, il y a des respirations, des silences, des onomatopées, il y a le geste, qui tous participent de ce langage artistique. Il ne faut pas retenir seulement les vocables. C’est un ensemble d’éléments : la musicalité d’une phrase peut, par moment, être plus importante chez le dramaturge. On peut travailler la musicalité d’une phrase beaucoup plus que le sens. On va de plus en plus vers une unité de parler, vers une unité nationale. Mais ça c’est le mouvement naturel de la société et de la langue dans la société. Maintenant, le travail du poète ou du dramaturge est autre. Il a son registre propre, à lui, sa relation très particulière avec son capital linguistique. Chez le dramaturge, il y a un travail spécifique. Il peut privilégier, par exemple, un mot qui se dit à Constantine plutôt qu’un mot de sa région. Et je le fais. La pièce « Ladjoued » n’a pas rencontrée, à mon avis, ce type de problème. Au contraire, des spectateurs d’autres régions qui ont trouvé un plaisir tout particulier à suivre « Ladjoued » qui est pour eux en parler oranais. En plus des comédiens qui ont des intonations qui ont des couleurs locales. Des fois, ce n’est plus un obstacle mais un plaisir supplémentaire.
A.K. : Et la question de l’accent ?
A. Alloula: C’est un autre problème. Effectivement jusqu’à un certain temps, dans nos représentations, il n’ y avait pas d’unité de parler. C’est v rai que l’accent algérois dominait. Mais là, on parlait du capital linguistique, du fonds linguistique. Là, malheureusement, quand je pense à certaines pièces que nous avons jouées dans le temps, elles étaient nettement, du point de vue de la valeur, de la beauté, le texte dramatique était inférieur à la beauté du parler de Bab El Oued (Quartier populaire d’Alger haut en couleurs NDLR), beaucoup plus riche, plus beau. Maintenant, l’accent c’est une autre paire de manches…



GENS ET PERSONNAGES DE M’DINA DJEDIDA

A.K. : Un point subsidiaire ?
A. Alloula : Non, c’est un problème technique. Malheureusement, on ne travaillait pas assez ces aspects. L’unité d’accent dans les représentations, notamment les toutes premières au niveau du TNA – qui regroupait des artistes de Constantine, d’Alger, d’Oran- c’était une cacophonie du point de vue des accents. Il n’y avait pas d’unité d’accent, ce qui est un élément de base et qui est un aspect purement technique. On ne travaillait pas suffisamment les intonations, les couleurs vocales, les respirations. Mais ce sont des aspects techniques qu’on peut dépasser sous la direction du metteur en scène. Il se trouve que j’ai grandi dans un milieu populaire. L’important de ma jeunesse, je l’ai passé dans les milieux populaires. Nous habitions M’Dina Djedida (Ville-Nouvelle) à Oran, dans une petite maison de style arabe (« haouch ») où il y avait 17 familles qui vivaient les uns sur les autres. J’ai donc longtemps observé et vécu avec ces couches. Je me suis abreuvé de leurs valeurs morales. Il se trouve qu’aujourd’hui je suis plus à l’aise dans ces couches parce qu’à mes yeux elles représentent le pays. C’est là que j’ai le pouls, les pulsations réelles de notre société. Il y a certains personnages de la vie qui m’ont marqué à vie, que je propose dans certaines de mes pièces et qui reviendront certainement dans d’autres. Parallèlement, j’allais au lycée, je lisais les grands romans. Je voyais ces personnages comme sortis de romans. Ils endossaient de grandes aventures, de grandes charges, de grandes responsabilités, de très gros problèmes. Dans le milieu des couches moyennes auxquelles j’appartiens, je constate que les préoccupations sont de type égoïste, éphémères. C’est toujours éclaté, incohérent… Je constate que les individus changent, affichent de grands principes, le lendemain, ils sont tout à fait autres. Ils n’ont pas du tout la charge des personnages que j’ai connus quand j’étais jeune. Ils n’ont pas du tout la même linéarité…
A.K. : La même constance ?
A.ALLOULA : …La même constance que ces personnages. Voilà pourquoi je privilégie ces personnages qui sont tout à fait des héros et qui sont éminemment positifs dans leur comportement de tous les jours. Je me souviens de leur générosité, je me souviens de leur optimisme, de leur humanisme. Dans Ledjouad, quand je traite de la générosité, je me réfère à ces gens-la qui savent tout donner sans rien demander en échange. Pour moi, c’est plus complexe que de catégoriser les personnages en héros positifs et en héros négatifs. Je considère que la vraie vie, la société est reflétée dans ces couches. C’est là que se situe l’Algérie profonde. C’est donc sur ce terrain que je vais puiser mon inspiration, que je vais observer, que je vais écouter.
A.K. : Mais sont-ils présentés, révélés dans leurs contradictions, leur grandeur et leurs petites lâchetés ?
A.ALLOULA : Ils ne peuvent être révélés que dans leur contradiction. Il est pratiquement impossible de les révéler de façon linéaire parce qu’ils sont, bien sûr, très complexes, très vivants. C’est en ce sens que je disais qu’ils accomplissaient des faits hautement positifs. Ce sont des êtres humains qui avancent par contradiction, qui ont leurs contradictions, leurs propres problèmes. Je ne parlerai pas de lâcheté mais de niveau de connaissance, de niveau de conscience. Parmi eux, il y a des individus, une minorité qui a des niveaux de conscience, de sérénité, d’analyse. Ils m’apparaissent comme des colosses, comme des imprenables. Ils assument de façon permanente, régulière la société dans ses contradictions, dans ses problèmes ; Il y a un aspect que j’ai oublié de souligner : ces personnages sont toujours chargés d’insolite, de fantaisie, d’absurde… Souvent quand je les observe, leur présence remet en cause un tas de préjugés dont je suis porteur.

A.K. : Et la part d’imaginaire ?

A.ALLOULA : Oui, la part d’imaginaire, la part de fantasmes est importante mais en fait elle profondément alimentée par la réalité. Plus je pénètre, plus j’avance, plus je plonge en profondeur dans la réalité plus je constate que mon imaginaire se développe, s’autonomise même ; Plus j’observe un personnage et plus ce personnage habille un autre personnage imaginaire, plus il le colore. Bien sûr intervient l’imaginaire, tout le travail artistique, tout le travail du dramaturge. Mais l’imaginaire n’est pas autonome, c'est-à-dire qu’il n’est pas isolé, il est profondément lié à la réalité. A tel point que par endroit, je m’en échappe totalement pour confectionner un personnage tout à fait à part, différent, pour qu’on ne puisse pas reconnaître le personnage de la réalité. En fait, je débouche sur un personnage qui est peut-être plus réel que le personnage de la réalité. Ca nous est arrivé avec un personnage connu dans Oran. Pour Ledjouad (Les Généreux), je suis parti de deux êtres sociaux, personnages connus à Oran pour en composer un seul. Mais les spectateurs qui connaissaient l’un des deux, ils ont « vu » le personnage de la vie, le personnage réel. Ils sont allés lui demander des renseignements sur des détails et lui dire : « tu nous as caché ceci ou cela » Ils ont chargé le personnage de la réalité des traits, du caractère de celui de la fiction ! Il a dû leur dire : « je n’y suis pour rien, je suis innocent » .Lui-même est venu à la représentation. Il était perdu Par moment, il ne savait si ce qu’on disait était sérieux…

A.K. : Les personnages ne sont pas là pour habiller un discours ?
A.Alloula: Jamais. Ils ne sont pas là pour supporter un discours déjà confectionné. Je m’amuse même, j’implique dans le cadre de la méthode de travail, avant de commencer à écrire à vérifier sur le terrain. Je mets beaucoup de temps à écrire une pièce. D’abord à partir d’une idée, je commence une série d’interviewes, une série de discussions. Ensuite, j’accumule un maximum d’informations sur la question, sur l’idée. Je me documente au mieux et puis j’élabore un synopsis ou un plan de développement de l’idée. Je soumets cette idée à des amis, à des gens qui seraient concernés par le problème.
Je confectionne alors le plan de la pièce proprement dite.




Entretien réalisé par Abdelmadjid Kaouah
A Oran le 25 septembre l985



Abdelkader Alloula a été aussi acteur au cinéma et à la télévision .Il a joué dans Les Chiens réalisé par Chérif EL HACHEMI en 1969, Ettarfa par Chérif EL HACHEMI en 1971, Tlemcen par Mohamed BOUAMARI en 1989, Djan Bou Resk par Abdelkrim BABA AÏSSA en 1990, Hassan Nia par Ghaouti BENDEDDOUCHE en 1990. Par ailleurs, il a adapté pour la télévision de nombreuses nouvelles dont Lila Maa Majnoun, Es Soltane Oual Guerbane, El Wissam, Echaab Fak, El Wajeb el Watani, (réalisateur : Bachir Bérichi.) et est également l’auteur de deux scénarios réalisés par Mohamed Ifticène : Gorinne en 1972 et Djalti en 1980. Il participe aux commentaires de deux films : Bouziane el Quali de Belkacem El Hadjadj (1983) et Combien je vous aime de Azzedine Meddour (1985).
Après la date de cette entretien, A.ALLOULA a encore écrit El Lithem (Le Voile) en 1989, Ettefah (Les Pommes) en 1992, et adapté en 1993 Arlequin valet de deux maîtres de Carlo Goldoni.


Œuvres de A.Alloula traduites en français :

Les Dires/ El Agoual,Les Généreux ( Al Adjoued) et El-Litham / Le Voile),
Traduction de Messaoud Benyoucef (Arles, Actes Sud Papiers, 1995)

Les Sangsues / El-Aaleg), suivi de Le Pain / ElKhobza,
La Folie de Salim / Homq Salim et Les Thermes du Bon-Dieu / Hammam Rabi, Traduction de Messaoud Benyoucef (Actes Sud-Papiers, 2002)










Notes


Arabisation : action de restauration et de généralisation de la langue arabe classique, parfois en confusion avec les campagnes d’alphabétisation (le plus souvent en français entamées au lendemain de l’indépendance). Le théâtre fut à la fois le lieu de luttes et d’affirmation pour une langue arabe proche de celle pratiquée par le peuple dans sa vie de tous les jours. La langue berbère restait à l’époque complètement occultée. Aujourd’hui il existe un théâtre en Tamazight et diverses pièces du répertoire universel commencent à être traduites.

Aristotélicien : La Poétique d’Aristote influence toute la dramaturgie occidentale.
Aristote ne s’intéresse qu’à trois genres : l’épopée, la tragédie et la comédie. Pour lui la notion centrale est l’action dont les actants sont les hommes.



HALQA : Pendant longtemps les places des villes et des villages maghrébins ont été des lieux de vie et d'échange. Sur ces places, conteurs, acrobates, processions et musiciens reproduisaient les gestes ancestraux et répétaient les paroles poétiques. Ils transmettaient leurs savoirs et étaient les artisans d’une véritable culture populaire. Etymologiquement, Halqa signifie cercle. Il s’agit donc de la réunion du Meddah (en quelque sorte le Coryphée), le barde qui joue un rôle central dans la représentation et la transmission par la narration. Les spectateurs participent de cette dynamique. Et les décors sont réduits à leur plus simple expression au profit de l’image véhiculée par le mot et par la musique et le chant qui tiennent une place de premier plan. L’action elle-même est le produit de la dynamique du verbe et de ses scansions.

Djahiliya : ère anté-islamique, qui eut ses grands poètes

Constantine : métropole de l’a région Est de l’Algérie

Meddah : Barde, aède, conteur, connu aussi comme « Goual » : Le Diseur, Clairchantant


Abdelhalim Raïs : Comédien et acteur, auteur dramatique, l’un des fondateurs de la Troupe de théâtre du FLN, fondée le 12 avril 1958, à Tunis.

T.N.A. : l’une des premières institutions culturelles fondées par un décret en janvier 1963 au lendemain de l’indépendance de l’Algérie par la nationalisation et le regroupement de l’ex-Opéra d’Alger et des théâtres des villes de Constantine et d’Oran et le rassemblement des compagnies et des comédiens de théâtre. Son premier directeur fut Mohammed Boudia.

Rouiched : De son vrai nom Ahmed Ayache. Autodidacte, comédien pulaire fétiche, il a côtoyé les grands noms du théâtre algérien. Au T.N.A., il est l’auteur de plusieurs pièces :
« EL Khobza »(Le Pain), « Hassan Terro ». Cette dernière pièce portée à l’écran par le cinéaste Mohammed-Lakhdar Hamina lui vaudra la consécration.

vendredi 6 novembre 2009

HAMID TIBOUCHI POETE ET PEINTRE : A L'ECOUTE DE SON LOINTAIN INTERIEUR












Algérie News : Hamid Tibouchi, tu as fait partie des artistes dont les œuvres ont été exposées dans le cadre de “ Paris-Damas : regards croisés ” qui s’est tenu en décembre 2008 à l’Institut du Monde arabe. On ne compte plus tes expositions personnelles à travers la France et dans le monde, tu es approché par le British Museum, on te charge de la création de vitraux, etc. Hamid Tibouchi est-il enfin, à juste titre, en voie de consécration ?

Hamid Tibouchi : Je n’avais qu’une seule peinture – un diptyque – dans l’exposition “ Paris-Damas : regards croisés ”. Il ne faut donc pas exagérer ma participation à cette exposition. J’ai eu la chance de rencontrer quelqu’un du British Museum qui est venu voir mon travail, l’a trouvé intéressant et l’a proposé à la commission d’achat ; c’est ainsi, tout simplement, qu’un de mes travaux est entré dans les collections du Musée. Quant aux vitraux, c’est un ami architecte qui m’a embarqué dans cette aventure passionnante et enrichissante. J’ai toujours travaillé dans mon petit coin sans jamais chercher ni à exposer, ni à vendre. Tout ce que j’ai pu réaliser comme expositions ou autres projets, je le dois à quelques amis attentionnés ou bien au hasard des rencontres. Cela ne fait pas de moi un homme riche et célèbre pour autant. Et d’ailleurs ce n’est pas dans mon tempérament de chercher la célébrité à tout prix ni de courir après le Veau d’or. Ce qui m’importe avant tout, c’est l’instant de création, et c’est de continuer à faire ce qui me plaît quand ça me plaît, même si c’est souvent avec les moyens du bord, tout en vivant très modestement. C’est ainsi que je me sens en accord avec moi-même. La consécration, elle viendra ou ne viendra pas, honnêtement cela n’a pas la moindre importance.



Pendant longtemps, le poète Hamid Tibouchi a plus ou moins occulté l’artiste-peintre. Et puis, lentement, il s’est effacé sans disparaître, devant le peintre ? Comment s’est faite, pour toi cette métamorphose ou osmose ?

Il n’y a jamais eu de métamorphose. J’ai toujours mené les deux de front. Le mot “ osmose ” convient mieux. Pour moi, même si elles ont recours à des moyens d’expression différents, la poésie et la peinture sont une seule et même chose. Du moins, on pourrait dire que ce sont deux “ sœurs jumelles ”, selon l’expression de mon ami Tahar Djaout qui me manque terriblement. Sa disparition tragique – tout comme celles de Sénac et de Sebti – m’a laissé aphone et désemparé. J’ai ressenti un grand vide et me suis mis à douter de ces deux activités qui m’ont parues alors tellement dérisoires. Et de fait, elles sont dérisoires à côtés de toutes les catastrophes dont les échos nous parviennent au quotidien. Mais la nature est ainsi faite (la forêt repousse toujours après l’incendie, n’est-ce pas ?), on revient toujours à ses passions, par nécessité, pour tenir le coup, continuer à vivre malgré tout. Cependant, tu le sais bien, ce n’est pas parce que l’on ne publie pas qu’on n’écrit plus, et ce n’est pas parce que l’on n’expose pas que l’on a arrêté de peindre. Souviens-toi, à Alger, dans les années 70, la situation était telle qu’il était très difficile pour un peintre ou un sculpteur de montrer son travail. Il n’y avait en tout et pour tout dans la capitale que deux ou trois lieux d’expositions gérés par le parti unique, et aucune galerie privée. De plus, à cette époque-là, j’étais étudiant et ne disposais pas d’un atelier. J’étais donc connu surtout comme poète grâce à des plaquettes hors commerce que nous fabriquions nous-mêmes, modestement, quelques amis et moi, et que nous diffusions de manière très confidentielle. Ces plaquettes circulaient presque sous le manteau et cela suffisait pour nous assurer une certaine audience auprès d’un public d’amateurs composé surtout d’intellectuels. J’ai dû quitter l’Algérie en 1981 au bord de l’asphyxie, avec un besoin urgent de respirer un autre air. Mon installation en France a donc eu un effet bénéfique sur mon activité de peintre : malgré les difficultés matérielles, j’ai trouvé là de meilleures conditions pour peindre et surtout une meilleure disposition d’esprit et un meilleur accueil de la part d’un public restreint mais connaisseur. L’exercice d’une activité artistique réclame une ouverture aux autres, aux autres cultures, aux autres modes de vie, de pensée. Loin de me sentir déraciné, j’ai réalisé que c’est en prenant ses distances par rapport à ses racines qu’on y voit plus clair, qu’on s’enracine plus solidement dans sa propre culture et qu’on peut, par là-même, prétendre à l’universel. Pour revenir à la poésie, je dois dire que je n’ai jamais eu aucune ambition en écriture, je n’ai jamais vraiment cherché à “construire une œuvre”, en m’efforçant de publier régulièrement recueil après recueil. La littérature – celle que l’on fabrique pour répondre à la demande ou pour se faire voir – ne m’intéresse pas : je continue à écrire quand ça vient, comme ça vient, sans chercher à tout prix à me faire éditer. Ce qui m’importe avant tout, c’est de vivre et d’avancer dans la jungle des villes, à la rencontre de ce qu’il y a de plus humain dans l’homme, d’où qu’il vienne.



Dans ta poésie comme dans tes créations graphiques et plastiques, tu mets à distance la grandiloquence. Le méditerranéen que tu es aurait-il repris à son compte la leçon de Jean Amrouche : mesure et profondeur ?

Là aussi, c’est affaire de tempérament. Je n’aime pas tout ce qui est clinquant, tape-à-l’œil. Je ne suis pas non plus du genre “ m’as-tu vu ”. Cela tient à ma nature profonde et à l’éducation très stricte que j’ai reçue de mes parents qui étaient plutôt modestes et très réservés et qui ont vécu non loin du village de naissance de Jean Amrouche. Il faut voir le village de montagne d’où je viens, la maison quasi biblique où je suis né pour comprendre. La Méditerranée est vaste, et le type méditerranéen excentrique, volubile et hâbleur, c’est un cliché, tu en conviendras. Il existe des régions en Méditerranée où les gens sont posés et peu enclins au bavardage. Cela ne les empêche pas d’être toujours souriants et accueillants. C’était le cas des miens qui ne parlaient jamais pour ne rien dire. Donc, mesure, oui, assurément. Profondeur, je l’espère, mais ce serait présomptueux de l’affirmer à propos de mon propre travail. La lecture des poètes soufis, celles de Lao Tseu, Saint François d’Assises, Gibran, Castaneda, Krishnamurti…, a sans doute accentué cette retenue héritée de mes parents, elle m’a aussi amené très certainement à plus de dépouillement. De même que la fréquentation des œuvres de certains peintres et poètes.



Dans cette optique, tu ne crains pas de travailler sur des matières modestes, sans prétendue noblesse, pour leur donner transfiguration et destination durable. Ce goût de l’économie, te vient-il de tes racines paysannes ou est-ce une adhésion à quelque courant artistique contemporain ?

Je travaille bien évidemment sur toutes sortes de supports. Mais j’ai, en effet, une prédilection pour les supports dits pauvres. Le choix du support est pour moi très important. Je n’utilise pas le papier, le bois, la toile, j’utilise une enveloppe kraft, un fond de cageot, un sac postal... Plus les matériaux sont pauvres, plus je les trouve riches. Ils sont destinés au rebut parce qu’ils ont servi. Mais je considère pour ma part que c’est justement parce qu’ils ont vécu qu’ils ont quelque chose d’important à révéler. Leur mémoire se confond un peu avec la mienne. Et la source de mon travail, sa matière première en somme, c’est la mémoire. Les matériaux qui ont subi l’usure du temps, qui présentent des traces de leur passé, de leurs pérégrinations, me parlent davantage que ceux qui sortent tout neufs des boutiques Beaux-Arts. Ces derniers m’intimident ; je les trouve peu engageants et j’ai beaucoup de mal à les aborder. Les traces contenues dans les vieux papiers, les draps raccommodés, les stores de collège usagés, etc., sont un peu comme les rides chez les personnes âgées : elles inspirent confiance et respect et ont souvent beaucoup de choses passionnantes à raconter. Il suffit de s’y intéresser, de les interroger, et alors tu n’as plus à chercher, ce sont elles qui t’indiquent la piste à suivre. À l’inverse, les supports neufs, déjà apprêtés, parfaitement blanchis, me font penser à des personnes maquillées, un peu guindées ; ils m’apparaissent fermés, voire suffisants. Or, je n’aime pas beaucoup le maquillage, je préfère le naturel avec tous les défauts qu’il peut présenter.
Donc, j’écris avec peu de vocabulaire comme je peins avec peu de couleurs et sur des matériaux souvent modestes, en effet. Je tiens beaucoup à cette économie de moyens. Economie que l’on retrouve aussi dans ma vie de tous les jours. “ Pas de gaspillage ”, nous disait le vieux. Cela m’est resté. En poésie comme en peinture, cela sert beaucoup. Cela contraint à plus de justesse, de précision, cela conduit à l’essentiel. En fin de compte, ce que l’on a à exprimer peut toujours tenir en peu de mots, en peu de formes et de matières. On a tendance à diluer ce que l’on a à dire dans trop de mots, une abondance de matières. Un écueil auquel il est parfois difficile d’échapper, surtout quand on travaille en pensant à autrui. Une des règles que je me suis fixées justement est de ne jamais penser aux autres quand j’écris ou peins, d’être toujours à l’écoute de soi, à l’écoute de son “lointain intérieur”. Sans prétendre adhérer à un quelconque courant artistique contemporain en particulier, mon goût pour la simplicité m’a toujours poussé vers les artistes dont le travail est dépouillé, sobre, voire minimaliste, ou dont la palette est limitée à quelques couleurs naturelles, au blanc, au noir. Je pense entre autres à Soulages, Debré, Hantaï, Degottex, Ryman, Tobey, Aksouh, certains artistes de Supports/Surfaces… N’étant pas d’un tempérament exubérant, c’est instinctivement que j’écarte les couleurs criardes. S’il m’arrive d’en utiliser, j’ai tendance à vouloir les atténuer avec du blanc. Alors que d’autres utilisent la couleur pure pour elle-même, je tente de la recréer à l’aide du noir, du blanc et un zeste d’ocre et de terre. Je pense vraiment que la couleur est souvent trompeuse, qu’elle est flatteuse. Flattez le regard et vous le détournez de l’essentiel, qui n’est ni la couleur ni la forme, et qui se situe précisément dans le no man’s land entre ces deux entités.



En jetant un regard rétrospectif sur ton parcours, quels sont les moments charnières que tu retiendrais dans ta maturation artistique en Algérie ?

Je crois que certaines “ nourritures ” sensorielles dans mon enfance ont contribué à façonner le peintre en moi, mes goûts comme mes aversions. Je pourrais citer des tas de petites choses qui ont été formatrices dans mon enfance et mon adolescence, mais ce serait trop long.
Je me contenterais de mentionner ici certaines rencontres marquantes, au début des années 70 notamment, qui ont fait évoluer l’autodidacte que je suis. Tout d’abord, il y a eu la rencontre particulièrement stimulante du poète Jean Sénac dont la lecture a à coup sûr influencé mon écriture, tout comme celle des poètes de “ Poésie pour vivre ” que je lisais à peu près au même moment, Daniel Biga, Franck Venaille, Pierre Tilman, Jean Breton, Guy Chambelland et sa revue “ Le Pont de l’Épée ”, mais aussi les poètes de la revue “ Chorus ”. Sénac, qui avait beaucoup apprécié mes recueils “ Mer Ouverte ” et “ Soleil d’herbe ” que je lui avais fait lire avant leur publication en France, m’a introduit auprès de Lorand Gaspar qui m’a largement ouvert les pages de sa revue tunisienne “ Alif ”. Sénac s’intéressait aussi aux peintres et c’est lui qui m’a fait découvrir entre autres Baya, Zérarti et Maisonseul. Ce dernier m’a accordé une attention particulière, de celles qui vous fortifient et vous tiennent debout.
Je crois que la rencontre la plus décisive a été celle de Michel-Georges Bernard, philosophe et poète discret, critique assidu, bienveillant et perspicace, animateur à Sour-El-Ghozlane des éditions de l’Orycte, éditions artisanales dont la sobriété, la rareté et la gratuité n’ont d’égale que l’immense générosité d’un homme hors du commun au service de l’art et de la poésie de son temps. Il m’a fait découvrir des poètes et des peintres (notamment ceux de l’Ecole de Paris) que je ne connaissais pas, mais que lui-même avait fréquentés. Ceux qui l’ont approché connaissent sa simplicité et son humilité, deux qualités essentielles chères à mes yeux, en désuétude de nos jours.
Ensuite, j’ai eu le plaisir de rencontrer, à Blida, le peintre Denis Martinez alors professeur à l’École des Beaux-Arts d’Alger. Je me souviens encore de la première fois où je suis allé le voir chez lui avec un recueil que j’avais confectionné avec des poèmes manuscrits et quelques uns de mes dessins ; il l’avait feuilleté et, à la fin, il m’a regardé et m’a dit : “ Tu as bien fait de n’avoir pas fait les Beaux-Arts ”. Encourageant, non ? C’est chez lui que j’ai rencontré le poète Abdelhamid Laghouati et les peintres Oussama Abdeddaïm et Ali Silem, puis Mohamed Medjahed, poète gastronome. Peu de temps après, tous ensemble, à Blida, chez Martinez et avec lui et sa compagne Dominique Devigne, nous avions créé les “ Auto-éditions ” : tous les week-ends, dans une ambiance festive, l’atelier de Denis se transformait en atelier de sérigraphie et de façonnage de nos petites plaquettes de poèmes aux couvertures sérigraphiées. C’est à l’occasion de l’une de ces rencontres que nous nous sommes rencontrés, toi et moi, tu t’en souviens ? Tu étais venu avec Arezki Métref.
D’autres rencontres importantes ont suivi : celle du peintre-graveur Mohammed Khadda dont les plombs gravés m’ont donné envie de faire de la gravure, et celle du poète Tahar Djaout que je voyais presque tous les jours (seul ou avec d’autres poètes comme Ben Mohamed, Salah Guemriche, Saïd Yacine, Youcef Sebti, Rachid Bey, Hamid Skif, Hamid Nacer-Khodja, Habib Tengour, et bien d’autres encore) et avec qui j’avais d’interminables discussions passionnantes sur la poésie et la littérature. Tahar Djaout, mon frère en poésie, avec qui j’ai grandi en “insurrection permanente” dans une société sclérosée et contradictoire, entre tradition et modernité, capable d’engendrer à la fois des enfants géniaux et des rejetons fratricides.
Malgré la censure et l’austérité réaliste-socialiste de l’époque, ces années 70 ont été pour nous tous formidablement créatrices ; il y avait alors un bouillonnement intellectuel sans précédent et une envie irrépressible de bousculer les interdits et de changer la société.
Deux artistes m’ont je crois le plus apporté à cette époque : Oussama Abdeddaïm et Abdelwahab Mokrani. C’est avec Oussama que j’ai eu les échanges les plus fructueux dans des domaines aussi divers que le graphisme, la photo, la B.D., la peinture, la littérature, la poésie, le cinéma, la philosophie, l’histoire, la musique, la cuisine ! Oussama, l’Africain à l’œil de lynx, le frère colérique féru de justice, m’a réellement ouvert les yeux. Il m’a appris à regarder, à porter un regard neuf sur les êtres et les choses et sur la vie, hors des sentiers battus. Oussama est l’exemple même de l’honnête homme, d’une grande ouverture d’esprit et d’une générosité sans limites. Quant à Mokrani, peintre génial mais torturé, cinéphile hors pair et grand amateur de poésie, le peu de temps qu’on a passé ensemble à boire et à nous réciter des poèmes, et à peindre quand même un peu avec les moyens du bord les plus triviaux, il a réussi à me réconcilier avec moi-même et à me redonner confiance dans mes moments de doute. Il m’a enseigné à sa façon une certaine philosophie de la folie créatrice et de l’anticonformisme en art. La première exposition de groupe digne de ce nom à laquelle j’ai participé, avec Oussama Abdeddaïm, Denis Martinez et Salah Slama, s’est tenue à Tunis, à la galerie Attaswir, en janvier 1981, peu de temps avant mon départ d’Algérie. Cette exposition, intitulée tout simplement “ 4 peintres algériens ” a rencontré un vif succès, puisque presque toutes les pièces présentées ont été vendues. Elle marque véritablement le début de mon itinéraire de peintre “ professionnel ”. Je mets des guillemets à ce mot pour en atténuer le côté prétentieux et pédant qu’il véhicule lorsqu’il est employé dans le milieu artistique.



Quels ont été pour toi les rencontres et évènements marquants sur le plan artistique depuis ton arrivée en France au tournant des années 80 ?

Je suis arrivé en France à l’âge de 30 ans avec un bagage d’influences diverses mais sûres. J’en aurais bientôt 58. Presque la moitié de ma vie, je l’ai donc passée loin de ma terre natale. La liste serait longue si je citais toutes celles et tous ceux qui, en France, à des degrés divers, ont marqué d’une façon ou d’une autre mon travail. Ce ne sont pas seulement des poètes ou des artistes, mais des femmes et des hommes ordinaires de tous bords, des jardiniers de l’amitié, des cuisiniers de la tendresse, des enseignants d’humanité, des libertaires et des “ clochards célestes ”. Grâce à eux, à aucun moment je ne me suis senti ni dépaysé ni exilé, je les en remercie tous du fond du cœur.
Voulant m’initier aux techniques de la gravure, j’ai fréquenté l’atelier de gravure de l’Université Paris VIII en 1983. Après avoir fait le tour des différentes techniques, j’ai préféré m’attarder sur le monotype (moins laborieux, plus spontané, aux résultats immédiats) que j’avais déjà pratiqué avec des moyens rudimentaires à la fin des années 60. Profitant des presses taille-douce de l’atelier, j’ai eu l’idée de créer des monotypes en reliefs, en appliquant des objets de faible épaisseur sur mes plaques. Le résultat était encourageant, et ma production abondante.
En 1984, j’ai été admis, en section gravure, au Salon des Réalités Nouvelles, qui se tenait alors au Grand Palais à Paris. Les peintres Louis Nallard et Maria Manton faisaient partie du jury, de même que le peintre Mohamed Aksouh devenu depuis un ami. A partir de 1988, j’y exposerai régulièrement en section peinture et ce, jusqu’en 1997.
Il y a eu en 1985 la manifestation “ Voix et chants du Maghreb ” organisée par le Centre Georges Pompidou qui m’en a confié la conception de l’affiche. L’année suivante, s’y déroulera une autre manifestation, “ Algérie, Expressions contemporaines ” à laquelle j’ai été également convié.
À Paris, j’ai retrouvé Paulette Queille que j’avais connue à Alger. C’est elle qui m’a organisé ma première exposition personnelle, en 1987, au centre socio-culturel Anne Frank de Bagnolet qu’elle dirigeait alors. Michel-Georges Bernard a rédigé la préface de cette exposition et Tahar Djaout en a fait le compte-rendu dans “ Actualité de l’immigration ” (N° 81 du 18 mars 1987).
Ma deuxième exposition personnelle importante, “ Matière(s) à redire ”, préfacée par mon amie Laurence Gründ-Farès, s’est tenue en 1989 au Centre culturel algérien à Paris. J’ai eu la chance d’avoir la visite de Gabrielle, commissaire d’expositions, qui m’a invité l’année suivante au 8ème Salon d’Art Contemporain de Bourg-en-Bresse où j’ai rencontré plusieurs personnes avec qui je me suis lié d’amitié. Au cours d’un voyage à New-York, elle a parlé de moi à la galeriste Anne-Marie Dannenberg. Celle-ci, à l’occasion d’un voyage à Paris, peu de temps après, est venue voir mon travail qu’elle a beaucoup apprécié. En 1992, elle m’a donc organisé dans sa galerie new-yorkaise une expo personnelle qui, à ma grande surprise, a bien marché. C’est que ma peinture était aux antipodes de ce qui était alors montré là-bas en galeries. Toujours en 1992, j’ai été invité à participer (avec Aksouh et Khimoune) à une expo importante organisée à Sabadell, près de Barcelone, par Françoise et Michel Bernard. La même année, ce dernier a préfacé mon expo de monotypes sur cartons d’invitations de galeries, “ Ludographies ”, à la Galerie Régine Deschênes à Paris. L’année 92 été pour moi très productive. C’est en avril 92 que j’ai créé, avec deux amis artistes, Menotti De Vincenzi et Philippe Nicolas, l’association “ L’Art Chauve ”. Nous en avions assez du bric-à-brac des salons des artistes locaux, de leurs petits maîtres du dimanche et de leurs organisateurs souvent prétentieux et incultes. Nous cherchions un succédané, avec à la fois plus de rigueur, de qualité et d’humour. Très vite, l’idée de fonder une association d’artistes libres s’est imposée, avec pour devise : “ Pour un art chauve, c’est-à-dire nu, dénué de tout artifice et refusant tout compromis ”. Malgré les ventes quasi nulles, durant une quinzaine d’années, nous nous sommes bien amusés avec Menotti qui aime bien rappeler le mot de Dubuffet : “ Appliquez-vous à faire des œuvres qui soient vraiment totalement invendables. Si elles ne sont pas telles, c’est alors qu’elles défèrent encore plus ou moins aux normes culturelles et c’est par conséquent que leur apport est faible ”.
1992 est également l’année de ma rencontre avec Rica et Serge Mallet dont l’association, en dehors des circuits artistiques traditionnels, a montré mon travail dans de nombreux lieux professionnels du Sud de la France, notamment à Aix-en-Provence et Marseille.
L’année 1994 a été pour moi marquée par trois évènements importants : l’acquisition de deux œuvres par le Musée d’Art Moderne d’Amman en Jordanie, l’obtention du Prix du Public au Salon Découvertes 94, et enfin ma rencontre avec l’architecte François Chatillon qui m’a confié la réalisation du 1% artistique pour un Collège du Pays de Gex qu’il venait de construire. François m’a fait sortir de mon atelier pour me confronter à d’autres problématiques que celles de la toile. C’est lui, indirectement, qui m’a amené à réfléchir avec Roland Deville à la création d’un plateau de scène pour “ Les Fils de l’Amertume ” de Slimane Benaïssa, pièce créée par la Compagnie Jean-Louis Hourdin au Festival d’Avignon 96. C’est également lui, avec Hervé Loichemol, qui m’a permis de réaliser en 1998 trente œuvres à partir des 30 articles de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et dans 30 langues différentes pour fêter le cinquantenaire de ladite Déclaration. Notre collaboration continue, puisqu’en 2007/2008 il m’a permis d’explorer un autre domaine que je ne connaissais pas, en créant cinq vitraux pour une Église des Ardennes.
Une de mes plus grandes expositions – organisée par mon amie Françoise Bernard – s’est tenue en 1997 à la Chapelle des Pénitents Bleus à La Ciotat, puis en Espagne à l’Alliance Française de Sabadell.
1998 a été marquée par ma participation à l’exposition “ Peintres du Signe ” à la fête de l’Humanité et par la réalisation pour le Théâtre Italiques d’un décor sur toile à parachute de 5 x 12 m pour la pièce “ 1962 ” de Mohamed Kacimi, créée au Festival des Francophonies de Limoges.
Mon amie Lucette Albaret, présidente de l’ADEIAO (Association pour la Défense Et l’Illustration des arts d’Afrique et d’Océanie), m’a offert pour l’an 2000 une exposition personnelle dans le hall de la Maison des Sciences de l’Homme à Paris. Michel-Georges Bernard – encore lui – en a préfacé le catalogue. Cette préface est sans doute ce qu’on a pu écrire de mieux sur mon travail.
Marie-Geneviève Guesdon, une ancienne collègue-professeure de Boumerdès, devenue bibliothécaire au département des Manuscrits orientaux à la Bibliothèque nationale de France, me retrouve et m’invite à participer à l’exposition “ L’art du livre arabe, du manuscrit ancien au livre d’artiste ” qui s’est tenue en 2001 à la Bnf, Site Richelieu à Paris.
2003, c’est l’année de l’Algérie en France. J’ai scrupuleusement évité toute participation aux manifestations officielles. Cela ne m’a pas empêché de marquer ma présence en prenant part à plusieurs manifestations en marge de l’Organisation officielle. C’est ainsi que le Centre d’Art Contemporain d’Hérouville-Saint-Clair m’a consacré une salle entière dans le cadre de sa manifestation “ Cultures du Maghreb ”. Le peintre Paul Rebeyrolle a ouvert son Espace muséal d’Eymoutiers à quelques artistes algériens “dissidents” dont j’ai fait partie, avec Kamel Yahiaoui, autour d’une exposition sans tambours ni trompettes, intitulée simplement “ Silence(s) ”. J’ai également participé à l’exposition “ Mère Algérie, couleurs du Sud ” au Musée de Gajac de Villeneuve-sur-Lot, qui a regroupé, à l’initiative de Françoise et Michel Bernard, des artistes algériens, autochtones et pieds noirs, de différentes générations. Enfin, j’ai été invité à participer à l’exposition “ Regards croisés sur l’Algérie d’aujourd’hui ” par le peintre O. Mohand que la Ville de Saint-Denis avait chargé d’organiser.
En prolongement de l’année de l’Algérie, j’ai également participé en 2004 à l’exposition “ Algérie, peintres d’aujourd’hui ”, organisée par l’association Averroes, avec l’aide de Lucette Albaret, à l’Espace Cosmopolis à Nantes. La même année, la “ Biennale d’arts plastiques ” de Villeneuve-la-Garenne a choisi comme invité d’honneur Paul Rebeyrolle. Celui-ci a tenu à s’entourer de quelques peintres algériens dont je fus.
En 2005, j’ai réalisé deux expositions personnelles importantes dans deux lieux prestigieux : “ Peindre comme on jardine ” à La Corderie Royale de Rochefort (grâce à mon amie poète Josyane De Jesus-Bergey) et “ Palimpsestes ” à La Tonnellerie de Brouage, sur invitation de Robert Orémus du Conseil Général des Deux-sèvres.
L’année 2008 a été riche en rencontres et expositions : “ Word into Art ”, exposition internationale organisée par le British Museum à Dubai, “ Rencontres africaines ” au Château de Villiers à Draveil , “ La Poste inspire des artistes ” au Musée de la Poste à Paris… Et enfin la toute dernière expo personnelle au Moulin du Roc de Niort (que je dois à mon ami peintre Slimane).
Comme tu peux voir mon itinéraire de peintre et poète est jalonné de rencontres avec des personnes qui presque toutes étaient ou sont devenues des amies. J’ai besoin de tisser des liens amicaux voire fraternels avec des gens vrais avec qui je peux échanger et partager des moments privilégiés. Le “public relation” ou le “business relation” ne sont pas pour moi et ne me satisfont guère.



Comme d’autres artistes-peintres tu travailles sur le Signe. Mais chez toi, il n’est point question de fétichisme, de fixation sur une écriture donnée qui porterait par elle-même essence et sens. Et partant une propension illimitée à l’abstraction. Au risque de me tromper, je crois que ta recherche est surtout orientée vers une identité universelle et plurielle plutôt que sur un particularisme culturel donné. En un mot, ta quête du singulier ne s’inscrit-elle pas dans le divers ?

Je m’intéresse au signe en tant que trace. Et si l’on considère que toute trace est le début d’une écriture, on peut dire avec Abû Ya’qûb Sejestânî qu’il n’est rien dans le monde qui ne puisse être considéré comme une écriture : le bois, l’argile, et toutes les espèces naturelles, minéraux, [végétaux], animaux, étant donné que le sens ésotérique est à extraire de chaque chose, et qu’il y a un indice à tirer de toute chose.* Le signe et l’écriture (au sens large), qui sont récurrents dans mon travail, je les dois en grande partie à l’artisanat maghrébin et à l’art rituel africain. Mais aussi à ceux des peuplades anciennes (souvent dites primitives), qu’elles soient d’Asie, de Mésopotamie, d’Océanie, des Amériques, de Scandinavie ou d’ailleurs. Toutefois, ces signes et ces écritures apparaissent rarement dans mon travail tels que je les ai observés. Après digestion, il ne reste de la lettre que l’esprit, la forme ayant subi une espèce de métamorphose, de sorte que chaque spectateur à travers le monde peut prendre mes “écritures” à son compte. Même en abstraction, on peut tomber dans le naturalisme, en reproduisant les signes et les symboles de la réalité. C’est un écueil qu’instinctivement j’ai évité, je crois, sauf peut-être à de très rares occasions. Il me faut tout de même apporter une petite précision : ce n’est pas parce que je m’intéresse à la trace, aux signes et aux écritures que je suis un “calligraphe”. Ce qualificatif, que l’on me prête assez souvent, ne me convient pas. En effet, je ne suis pas un calligraphe dans la mesure où je ne calligraphie ni mots ni textes dans aucune langue et dans aucun style d’écriture comme le ferait un calligraphe professionnel. Même si, par leurs formes, elles font parfois penser à des écritures existantes comme l’arabe ou le chinois, mes propres “écritures” – que je préfère désigner par le terme de “désécritures” – sont absolument aléatoires et illisibles. En ce sens, oui, partant de la diversité des écritures existant de par le monde, en les confrontant et les défaisant, j’en arrive à recomposer et réinventer une forme d’“écriture” personnelle dont la singularité réside dans le fait qu’elle n’est pas destinée à être lue (au sens linguistique du terme), mais à être regardée tout simplement comme on regarderait un tableau. Je suis heureux quand la forme créée ne s’arrête pas à un seul sens possible, mais s’ouvre à diverses interprétations.



Parallèlement à ton travail de peintre, ta poésie semble s’orienter de plus en plus vers une méditation sur les processus de la création plastique ; est-ce à dire que peinture et poésie sont sœurs jumelles – et parfois rivales ?

S’il est bien vrai que peinture et poésie sont sœurs jumelles, comme on l’a dit, elles ne sauraient être rivales. Toutes deux touchent à la sensibilité, à l’émotion, à la mémoire, à l’intuition. Toutes deux s’intéressent à ce qui se cache derrière les apparences, derrière la réalité la plus banale. Mais chacune utilise des moyens qui lui sont propres, les matières pour l’une, les mots pour l’autre. Elles sont donc complémentaires. La frontière entre les deux est si ténue que l’une ne s’interdit pas d’aller voir ce qui se passe chez l’autre, de tenter de comprendre comment l’autre fonctionne. Et il arrive que l’une invite l’autre à sa table pour un festin de roi, ou dans son lit pour des ébats sensuels et festifs, fantaisistes parfois, car ni l’une ni l’autre ne dédaigne le ludique, l’humour vital.



Ce qui pourrait confirmer cette recherche, c’est l’importance que tu as accordée durant de nombreuses années à accompagner d’autres poètes en créant couvertures et “ illustration ” (je sais que tu n’aimes pas ce mot que tu juges réducteur) de leurs recueils. Ce qui paraît couler de source n’est pourtant pas simple. Comment rendre dans un graphisme l’intime de la poésie d’un autre ?

Je pense que la poésie, comme la peinture, se suffit à elle-même. En tout cas, elle n’a nullement besoin d’être “ illustrée ” par des images redondantes. Elle s’illustre elle-même, avec ses propres images qui ne se laissent pas enfermer dans des cadres et qui accordent, en principe, toute liberté à l’imagination du lecteur. À ce propos, je pense qu’un bon poème est celui qui a autant d’interprétations que de lecteurs ; un poème qui offre un sens unique à tous ses lecteurs est un poème pauvre. S’il m’est souvent arrivé d’accompagner de dessins ou de peintures des livres de poètes, il se trouve que ces poètes sont pour la plupart des amis avec qui j’ai beaucoup d’affinités. Chacun d’eux a une écriture qui m’est familière, et c’est alors pour moi un réel plaisir que d’accompagner cette écriture. Je dis bien “ accompagner ” et non pas “ illustrer ”. Je n’essaie pas de rendre par un graphisme l’intime de la poésie de l’autre – ce serait prétentieux, voire irrévérencieux pour l’autre qui n’a nullement besoin de béquilles pour tenir tout seul. Ce que je tente, chaque fois, c’est de partager modestement quelques instants avec l’autre, c’est de mêler, l’espace d’un recueil, nos expressions singulières, un peu comme si nous faisions une petite promenade au bord de la mer en se racontant quelques bonnes histoires à tour de rôle. Je ne dis pas que ça marche à tous les coups, mais c’est chaque fois une joie.



Un vieil adage dit que “ le poète ne nourrit pas le maçon ”. Et la vie d’artiste-peintre ?

Je ne connaissais pas cette expression. Je suppose que tu fais allusion à ce que la poésie ne nourrit pas son homme, une évidence pour tout le monde, qui n’est pas qu’une simple idée reçue. Je ne te surprendrais sans doute pas si je te disais qu’à quelques rares exceptions près la peinture non plus ne suffit pas à elle seule à faire bouillir la marmite, à plus forte raison lorsqu’elle rechigne à flatter les goûts du plus grand nombre. Alors, quand des petits boulots se présentent, pourvu qu’ils soient honnêtes et dans nos compétences, on ne crache pas dessus… D’autant que toute expérience est susceptible, elle, de nourrir la poésie ou la peinture !



Un dernier mot ?

Carpe diem et vogue la galère !


Entretien réalisé par Abdelmadjid Kaouah
et paru dans ALGERIE NEWS N° 251 (du mardi 10 février 2009) et N° 252 (du mercredi 11 février 2009)



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* Abû Ya’qûb Sejestânî, Xè-XIè siècles de l’ère chrétienne, (“ Kitab al-Yanâbi’ ” [Le Livre des Sources], in Henry Corbin, “ Trilogie Ismaélienne ”, Verdier, 1994 [1961]).





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Bio express :
Hamid TIBOUCHI est né en 1951 à Tibane, dans la vallée de la Soummam.
Peintre et poète, il vit et travaille en France depuis 1981.
En tant que plasticien, il compte une soixantaine d’expositions personnelles et près de trois cents participations à des expositions de groupes en France et à travers le monde.
Sa production, abondante, est protéiforme : peintures, dessins, gravures, photos, livres d’artiste, livres-objets, décors de théâtre, vitraux, illustrations de livres et revues, …
Auteur d’une quinzaine de recueils de poèmes, notamment : Mer ouverte (Éd. Caractères, Paris, 1973), Soleil d’herbe (Éd. Chambelland, Paris, 1974), Parésie (Éd. de l’Orycte, Paris, 1982), Nervures (Éd. Autres Temps, Marseille, 2004), Par chemins fertiles (Le Moulin du Roc, Niort, 2008).

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KATEB YACINE LE FLAMBOYANT




Vingt ans déjà qu’il nous a quittés. A prononcer son nom, c’est déjà entrer dans la légende. Kateb Yacine. Mais l’homme était plus simple que sa légende, prenant le temps de discuter avec les plus humbles des choses les plus complexes. Contradictoire, il l’était, car épris de dialectique et de questionnement. Sans verser outre-mesure dans l’effusion vaniteuse, il nous revient en mémoire des moments fulgurants où nous pûmes l’approcher. Tant de gens par ailleurs ont du le rencontrer en toute simplicité. Il faut lire ou relire : « Kateb Yacine le cœur entre les dents »de Benamar Médiene (Robert Laffont, 2006), cette « biographie hétérodoxe ».
C’est avec l’histoire que Kateb Yacine avait eu surtout rendez-vous. A lui seul, il symbolise la littérature algérienne et la résonance de son œuvre a dépassé les frontières de son pays. L'homme autant que l'écrivain déroute toujours les approches traditionnelles. Pour Kateb Yacine, l'aventure poétique a commencé avec le grand séisme du 8 mai 1945 qui vit la répression de milliers d'algériens à Sétif et Guelma. Arrêté, témoin des massacres, Kateb Yacine trouvera dans les événements du 8 mai la matière d'une inspiration qui se hissera au rang d'un mythe. "L'œuvre de Kateb Yacine est un lieu singulier où se mêlent, se perdent et s'enchevêtrent thèmes et images empruntées simultanément aux obsessions d'une sensibilité par l'étrange personnage de Nedjma, aux épreuves, précisément évoquées, du combat national et du passé historique ou mythique de l'Algérie : rarement un destin individuel, un moment de l'histoire d'une nation et les traditions les plus lointaines d'un peuple ont été aussi intimement liés". Ces lignes ont été écrites en 1967. Elles ne seront pas démenties jusqu'à sa mort en 1989.
Dans ses romans comme dans son théâtre, c'est la vision poétique qui l'emporte. Dès 1946, il avait publié un premier recueil de poésie Soliloques. Dans Nedjma ou le poème du couteau, (Mercure de France, 1948), on trouve les éléments constitutifs de l'œuvre à venir. De là naîtront romans et pièces de théâtre : Nedjma, en 1956, Le cercle des représailles en 1959.Pendant longtemps les œuvres de Kateb Yacine n'ont été connues que sous forme d'extraits poétiques. L'œuvre -phare restera cependant Nedjma autour de laquelle s'organisent ses autres productions.
Nedjma est à la fois la mère, la "femme sauvage", "la rose de Blida" (sa mère de a sombré dans la folie après les événements du 8 mai 1945), "l'Algérie", patrie frappée par le malheur et hantée par les ancêtres qui "redoublent de férocité". Nedjma est au centre de l'œuvre katébienne. C'est la "métaphore matricielle qui médiatise accès au passé mythique et à l'événement historique, elle ne cesse pas d'être une figure centrale qui suscite les énoncés lyriques, l'amour fragile, les discours flamboyants et les désirs apaisés"("Kateb Yacine" par Saïd Tamba. Poètes d'aujourd'hui. Seghers, 1992).
Tous ses récits sont imprégnés d'une poésie qui libère un imaginaire débridé construit de façon touffue et récusant la chronologie. Abdelkader Khatibi, dans Le roman maghrébin parle de "délire poétique". C'est la violence de l'homme et du monde que Kateb Yacine s'est constamment efforcé de dire et de traduire à travers la forme d'un dialogue dramatique."C'est toujours la même œuvre que je laisserai, certainement comme je l'ai commencé", disait-il. Dans le poème, Scorpion, on peut lire et entendre les ressorts lyriques profonds de sa démarche.


"Pareil au scorpion
Toute colère dehors
J'avance avec le feu du jour
Et le premier esclave que je rencontre
Je le remplis de ma violence
Je le pousse en avant ma lance déployée
Et que la verve des scorpions le prenne
Et que le vent l'enlève
Chaque jour plus léger"


Universitaires et chercheurs diront de façon plus savante et l’importance et la polysémie de son œuvre multiforme.
Cette chronique n’est qu’une manière de salut ému.

A.K.