vendredi 29 octobre 2010

Voix de novembre



Ceci est mon poème
Plaise à Dieu qu’il soit beau
Et se répande partout
Qui l’entendra l’écrira
Ni le lâchera plus
Et le sage m’approuvera…

Si Mohand Ou Mohand

Partager le poème, c’est ouvrir une nacre
Jean Sénac


***

Jean El Mouhouv Amrouche

Le combat algérien


Alors vint une grande saison de l’histoire
Portant dans ses flancs une cargaison d’enfants indomptés
Qui parlèrent un nouveau langage
Et le tonnerre d’une fureur sacrée :
On ne nous trahira plus
On ne nous mentira plus
On ne nous fera pas prendre des vessies peintes
De bleu de blanc et de rouge
Pour des lanternes de la liberté
Nous voulons habiter un nom
Vivre ou mourir sur notre terre mère
Nous ne voulons pas d’une patrie marâtre
Et des riches reliefs de ses festins

Nous voulons la patrie de nos pères
La langue de nos pères
La mélodie de nos songes et de nos chants
Sur nos berceaux et sur nos tombes
Nous ne voulons plus errer en exil
Dans le présent sans mémoire et sans avenir

Ici et maintenant
Nous voulons
Libres à jamais sous le soleil dans le vent
La pluie ou la neige
Notre patrie Algérie


J-E.A.



Malek HADDAD

Ecoute et je t'appelle

Par-dessus les chansons des buissons fracassés
Écoutez-moi je parle
Avec la bouche des morts
Écoutez-moi j'écris
Avec la main brisée sur sa guitare



Je suis votre miroir
Il est beau l'assassin
J'ai la laideur exacte
De cette vérité qui fait mal à dire



Au voleur chaque fois qu'un poète se noie
Dans le cœur de sa muse et dans le cœur des mots
Moi les mots que j'écris font des mathématiques
On a tué tant d'Algériens !



Au voleur chaque fois que la rime en toilette
Attend l'alexandrin tiré à quatre épingles
Pour savoir un amour je sais les Némenchas
Le téléphone et la baignoire



Au voleur chaque fois que pour faire un poème
On marivaude avec l'Histoire
On fait le beau avec des mots
On se regarde dans la glace



La chaumière et le cœur ?
Sur les hauteurs d'Alger
La villa Susini
Est le château de mes amours....


M.H.






Mohammed DIB

Sur la terre, errante

Quand la nuit se brise,
Je porte ma tiédeur
Sur les monts acérés
Et me dévêts à la vue du matin
Comme celle qui s'est levée
Pour honorer la première eau ;

Étrange est mon pays où tant
De souffles se libèrent,
Les oliviers s'agitent
Alentour et moi je chante :

- Terre brûlée et noire,
Mère fraternelle,
Ton enfant ne restera pas seule
Avec le temps qui griffe le cœur ;
Entends ma voix
Qui file dans les arbres
Et fait mugir les bœufs.

Ce matin d'été est arrivé
Plus bas que le silence,
Je me sens comme enceinte,
Mère fraternelle,
Les femmes dans leurs huttes
Attendent mon cri

Pourquoi, me dit-on, pourquoi
Vas-tu visiter d'autres seuils
Comme une épouse répudiée ?
Pourquoi erres-tu avec ton cri,
Femme, quand les souffles
De l'aube commencent
A circuler sur les collines ?

Moi qui parle, Algérie,
Peut-être ne suis-je
Que la plus banale de tes femmes
Mais ma voix ne s'arrêtera pas
De héler plaines et montagnes ;

Je descends de l'Aurès
Ouvrez vos portes
Épouses fraternelles
Donnez-moi de l'eau fraîche,
Du miel et du pain d'orge ;

Je suis venue vous voir
Vous apporter le bonheur,
A vous et vos enfants ;
Que vos petits nouveaux nés
Grandissent,
Que votre blé pousse,
Que votre pain lève aussi
Et que rien ne vous fasse défaut,
Le bonheur soit avec vous.

M.D.






Noureddine ABA


La Toussaint des énigmes

De radeau en radeau
Et d’errance errance
L’énorme coulée de sable
Qui on vous soupçonnait
De vivre, d’exister ?
Ce chien famélique
Qui n’attendit plus rien de vous ?
L’oiseau que n’effrayait même plus
Votre apparence d’homme ?
Perdu, mes frères, perdu
Le sourire de l’enfant
Découvrant son premier coquillage,
Perdues, mes frères, perdues
Les premières écailles
Sur le jonc de l’adolescente
Egarée par sa première tendresse,
Perdus, mes frères, perdus
L’ivresse des mains d’amis qui se serrent,
Le visage dans le vent,
L’attente des longues nuits
A mordre sur d’autres lèvres,
Perdus, la bouche de jasmin,
Les cheveux teints au henné,
L’ombre du khôl veillant sur le mystère des yeux,
Perdu, mes frères, perdu
Le bonheur d’ignorer la liberté quand on l’a.

De radeau en radeau
Et d’errance en errance,
Jusqu'à ce jour de Novembre
Surgit à l’horizon
Comme un peuple d’oiseaux
Happés par une île aimantée…

--

On dit que vos porteurs d’encensoir plient l’échine
Quand par hasard vous leur adresser la parole,
Monsieur le haut dignitaire du parti ?
On dit aussi que certaines de vos courtisanes
Vous font la révérence et vous appellent sire ?
Pourquoi pas votre Majesté ? on vous le doit.
Ces gueux étaient la veille de pauvres palefreniers,
Comme vous, qui n’étiez qu’un garçon d’écurie !
Mais vous voilà hissé jusqu’aux balcons du ciel.
C’est de là que vous décidez, que vous ordonnez.
Le peuple a la voix rauque de crier sa faim,
Le peuple devient exsangue de perdre son sang.
Mais vous jouez parfois dit-on à la belote
Avec un escroc de vieilles relations
Qui depuis s’est fait un nom dans le vampirisme
- il paraît qu’il égorge et boit le sang des morts
De quoi donc parlez-vous quand vous êtes ensemble ?
De ce que vous ferez quand vous serez
Au pouvoir à bâiller comme des alligators,
A vous gaver de repas pantagruéliques,
De femmes nues à fouetter pour le plaisir ?
Mais dites-moi, vous arrive-t-il une fois de vous souvenir
Qu’on a promis au peuple algérien, un jour de liesse,
Qu’on fusillera à bout portant le mépris
Qu’on fusillera à bout portant l’intolérance
Qu’on chassera à coup de bâton la misère
Qu’on jurera enfin par Dieu, par le Koran
Le droit à la dignité, au bonheur pour tous ?


N.A.




Djamal AMRANI

Ma patrie renaît en son lieu

Peuple aux abords des maux
Avec tes flancs immenses
Gonflés en un faisceau
Tu bâtiras ton monde
De cendres et de soleil
Tribune au cœur du Feu
Hauts reliefs des déserts
Crépuscule sans défense

Sortie des tâtonnements
En échos verticaux
Exubérante d’immédiat
D’incontestable disparu
Aux initiales mobiles
Ma Patrie renaît
En son lieu

Sous un tas de décombres



Assia DJABBAR

Juba

C’était au temps du roi Juba
Et de sa fille Cléopâtre
Un poète vint de Cirta
Fier comme un jeune pâtre
il voulait voir le prince sage
lui apportait un lion en cage
c’était au temps u roi Juba

dans sa ville du nom de César
Iol autrefois Cherchell depuis
Devant son palais près du phare
Noyé dans la mer aujourd’hui
Le roi reçut l’hôte berbère
Qui lui dit en punique et en vers
Je suis un sang de Jugurtha
C’était au temps du roi Juba

Voici un présent en hommage
Je te l’ai ramené de Carthage
De ton sort il présente l’image
Et cette cage est l’empire romain
Mais Juba s’écria en latin
D’Athènes je suis l’héritier
Et de Rome impérial l’allié
Insolent étranger numide
Admire cette colossale crypte
Bâtie pour ma femme d’Egypte
Qui regrettait les Pyramides

Devant la colère de Juba
Sans un mot le poète de Cirta
Libéra le lion de sa cage
Et s’en retourna à Carthage
Dans les marbres la bête royale rôdait
Et Juba à sa vue chaque fois se troublait

Rome étrangla au fond de sa prison
Le fier Jugurtha vaincu par trahison
D’ennui et de nostalgie rongé
Mourut le roi de Césarée

Que se lèvent les poètes de Cirta
A chaque temps des rois Juba.




Laadi FLICI

Rue Ben M’Hidi
(extraits)

une terrasse de café, des rires
un caïd, un garde champêtre, un melon
des partis, des pastis, des paniers, un arabe
un jeu de boules, une famille hernandez, une autre
un yaouled, un vote, un petit paquet, un kabyle
une campagne électorale, une arrestation
une carte blanche, un colon, une descente
un 380 francs journalier, un popaul
une fatma, un bachaga, un soleil, un chaouch
un pied noir, un autre, un cinéma majestic
un bab el oued, un lopez, un lynch
un square bresson, des ânes, des tournées
un bugeaud, un randon, une a.g.e.a
un vive le gallia, une personnalité religieuse
un mouloudia, un enfant de la casbah, un autre
un kabyle intelligent pas comme les autres
un barman, un pied noir, un directeur
un messier libéral très distingué, un notable
un spectacle de la semaine, un autre, un autre pluriel

vous qui savez ce que sont
la noblesse de l’esprit
et l’élévation de la pensée
la dignité humaine
et la liberté totale
témoignez et criez
tout haut !


L.F.



Bachir HADJ-ALI

Serment

Je jure sur la raison de ma fille attachée
Hurlant au passage des avions
Je jure sur la patience de ma mère
Dans l'attente de son enfant perdu dans l'exode
Je jure sur l'intelligence et la bonté d'Ali Boumendjel
Et le front large de Maurice Audin
Mes frères mes espoirs brisés en plein élan
Je jure sur les rêves généreux de Ben M'hidi et d'Inal
Je jure sur le silence de mes villages surpris
Ensevelis à l'aube sans larmes sans prières
Je jure sur les horizons élargis de mes rivages
A mesure que la plaie s'approfondit hérissée de lames
Je jure sur la sagesse des moudjahidine maîtres de la nuit
Je jure sur la certitude du jour happée par la nuit transfigurée par l'aurore
Je jure sur les vagues déchaînées de mes tourments
Je jure sur la colère qui embellit nos femmes
Je jure sur l'amitié vécue, les amours différées
Je jure sur la haine et la foi qui entretiennent la flamme
Que nous n'avons pas de haine contre le peuple français


B.H-A.
*

dimanche 17 octobre 2010

Keltoum STAALI: Pas un jour sans une ligne




Keltoum Staali reconnaît volontiers que le journalisme a été sa première école d'écriture qu’il lui a surtout donné l'occasion de vivre ‘’une formidable aventure humaine et professionnelle ‘’. Avec elle se vérifie d’une certaine manière la formule d’Ernest Hemingay : « le journalisme conduit à tout à condition d’e sortir ». Pas totalement, car elle a toujours un pied dans la presse, plutôt dans le cyber-journalisme. Sur laToile, elle continue à produire articles, reportages et entretiens. Autant de bouteilles à la mer de sa passion première. Ayant eu l’occasion de la côtoyer dans les espaces culturels et de société d’un hebdomadaire, de lire sa production, je pressentais confusément que c’était une plume douée pour la chose littéraire (d’autant plus que parmi les premiers, elle avait consacré un travail de recherche au romancier Rachid Mimouni). Mais en ces temps, d’autres urgences d’écriture mobilisaient Keltoum Staali. Ici, ouvrons une parenthèse pour noter que maintes plumes de talent au lieu de s’adonner à l’écriture de création ont accepté de sacrifier à « la littérature de l’éphémère ». On l’aura compris, il s’agit de l’appellation savante du journalisme. Aussitôt écrit un article est déjà périmé. Du moins à l’aune de la course à l’actualité.
Keltoum Staali, n’en garde ni regret ni amertume. D’autant plus comme elle le dit, à juste titre, « pour écrire, il faut avant tout vivre, intensément même, être heureux et malheureux, se frotter au monde et aux autres, se nourrir d'eux, apprendre d'eux, changer aussi, voyager, se perdre...et lire ».Et, ajouterons-nous : aimer. Keltoum Staali a trouvé dans ces multiples quêtes l’aliment d’une écriture poétique, exigeante, introspective et en même temps ouverte. Et traversée d’une sorte de scansion panthéiste de la nature et d’élan chaleureux vers la solidarité humaine. Mais, ne croyez pas que sa poésie soit un bréviaire de l’engagement. Si elle chemine sur les crêtes périlleuses de l’engagement social, elle n’énonce pas en vers un programme politique. Adepte de dialectique, elle fait pourtant sienne la respiration cosmique du monde. Entre deux rives , deux écritures, elle fonde un parole neuve dont l’innocence n’a rien de puéril. La seule naïveté qu’on ne pourrait lui reprocher et qui force l’admiration en ces temps de déni et de reniements ambiants, c’est cette « ardeur algérienne » qui la fait mouvoir au-delà des miroirs des vanités confortables et de l’auto-flagellation érigé en segment de marché éditorial. Majeure, est son identité intime, poétique, son verbe sous le double signe solaire d’un Jamal Eddine Bencheikh et d’un René Char.
Langue première qu’elle traque dans les torsades de l’olivier et l’impavidité d’un galet.
A.K.






Après « Talisman »*, vous venez de publier un nouveau recueil dont le titre, « Identité majeure »** se décline comme un coup d’œil à une actualité récurrente. Est-ce dans cette direction qu’il faut le décoder ou n’est –ce qu’un effet d’optique ?

Keltoum Staali : Ce recueil est le fruit d'un travail sur plusieurs années et on ne peut donc le raccrocher à une actualité au sens journalistique du terme. Cependant, il est vrai que certains de mes textes évoquent des événements et notamment des tragédies toujours d'actualité comme la guerre en Tchétchénie ou en Palestine. C'est sans doute que ces conflits et leur violence résonnent en moi avec une intensité particulière car ils me rappellent bien entendu les tragédies que l'Algérie a elle-même subies. Mon écriture est traversée, aussi, mais pas seulement, par une interrogation sur l'humain, par des réalités concrètes qui se heurtent parfois à la raison. Quand l'humain touche au barbare, à l'injuste, il ne reste guère pour moi, que l'écriture poétique pour tenter de dire l'indicible. Mais ce n'est qu'un versant du recueil. L'ensemble est à lire comme une quête un peu mystique de l'être, la recherche d'une écriture nouvelle, la construction identitaire toujours mouvante et toujours remise en question. Une tentative pour approcher le mystère du monde, pour dialoguer avec les lecteurs. Mes textes ne m'appartiennent pas. J'aime l'idée que des lecteurs puissent s'en emparer et y trouver un sens qui m'échappe. Lire c'est aussi construire du sens, reconstruire un texte, une interprétation.


Ce n’est pas trahir un secret que de rappeler que vous avez pratiqué de nombreuses années le journalisme qualifie de « littérature de l’éphémère ». Le passage à la poésie, aux nouvelles a-t-il découlé de cette pratique ou est-ce fortuit ?

Keltoum Staali : Non seulement ce n'est pas un secret mais en plus je dois dire que mon passage dans la presse écrite à la fin des années 80, ( « Révolution Africaine » et « Alger Républicain ») est une des pages de ma vie dont je suis plutôt fière. Je considère cela comme un privilège car c'était une époque très riche et bouillonnante en terme d'espoir, de convictions. Une sorte d'âge d'or de la presse. Ce fut une chance pour moi qui découvrais une Algérie plurielle, contrastée, généreuse. Le journalisme a été ma première école d'écriture mais il a été surtout l'occasion de vivre une formidable aventure humaine et professionnelle. Pendant toutes ces années, j'ai eu la chance d'exercer ce métier en côtoyant la fine fleur de ce pays, ces immenses journalistes qui ont donné ses lettres de noblesse à une presse écrite en pleine mutation. Je pense notamment à Mouny Berrah et Bachir Rezzoug bien sûr, mais à d'autres aussi, nombreux ,qui ont marqué l'histoire du journalisme par leur exigence et leur engagement. Le passage à l'écriture poétique et littéraire est venu plus tard, et je crois que l'élément déclencheur a été la fracture terrible occasionnée par les années du terrorisme. Dans le chaos qui a suivi, je me suis retrouvée à l'instar de nombreux algériens, éloignée pour longtemps de ce pays qui sombrait. L'écriture s'est alors imposée comme une dernière attache avec l'Algérie, le seul moyen de rester en elle . Ou de la garder en moi. Une sorte de continuité , une nécessité pour rester en phase avec une Algérie en perdition. L'écriture devenait le seul lien , la seule parole possible.
Ecrire, à partir de la France, c'était maintenir le dialogue avec les miens, mes amis, mes confrères, la grande famille algérienne que mon pays m'avait offert. Je me souviens que lorsque Sadek Aissat a publié son roman , « L'année des Chiens », j'ai eu l'impression de le comprendre bien mieux à travers son écriture que dans la vraie vie. J'ai compris à quel point la littérature était en fait la vraie vie, la parole vraie, une langue commune. Il y a eu durant ces années de nombreuses publications émanant d'Algériens exilés, notamment de journalistes. En ce sens on peut dire, à l'instar d'Elias Sanbar dans son dictionnaire amoureux de la Palestine, que l'exil a été une « chance » en terme de création littéraire. Ou du moins reconnaître à l'exil certaines « vertus » lorsqu'il est assumé et non pas vécu comme un effondrement. Il peut être une richesse inattendue. Ceci dit, en ce qui me concerne le terme d'exil ne convient pas tout à fait puisque je suis née en France. Mais cet exil consistait pour moi en un éloignement imposé par les circonstances et au sentiment de ne plus peser grand-chose face au bulldozer de l'histoire.

La poésie peut-elle encore se nourrir des drames de l’actualité de notre époque que plusieurs titres de votre recueil évoque : Gaza (ainsi que « Marée » dédié aux enfants de Gaza, « le Phénix »à Darwich), Jour d’horreur (à propos de ce qui est nommé officiellement en Algérie « drame national »), Tchétchène etc. Au-delà du témoignage, vos vers vibrent d’un incontestable engagement. Partagez-vous donc cette formule d’Eluard : toute poésie est de circonstance » ?

Keltoum Staali : L'histoire littéraire nous apprend que la poésie a évolué au cours des siècles .C'est un genre qui a connu des bouleversements importants . Pourtant les thèmes « sociaux » ou « politiques » sont présents à toutes les époques. De La Fontaine fustigeant la monarchie absolue à Victor Hugo dénonçant le travail des enfants, en passant par René Char et les « Feuillets d'Hypnos » écrits pendant la guerre, les poètes les plus prestigieux se sont toujours intéressés à leur société et en tous cas même lorsqu'il ne s'agit pas d'une poésie engagée, elle s'inscrit toujours dans un contexte social et politique. Comment ne pas se sentir concerné et interpellé par ces tragédies humaines? Vous citez Darwich dont c'est justement le drame que d'avoir été le poète de la Palestine à cause des circonstances alors qu'il aspirait à être un poète de l'universalité. Ce qu'il est d'ailleurs, incontestablement. La question serait plutôt: le poète est-il partie prenante de la cité ou bien traverse-t-il le monde en restant sourd et imperméable à ses tourments?

Ce serait réduire la portée et les nuances de votre écriture poétique à s’en tenir à cette seule veine. Ne peut-on pas saisir dans votre recueil, une inspiration ancrée dan le réel mais tempérée par des textes intimistes aux ouvertures panthéistes sur la nature ainsi qu’une réflexion sur l’écriture ?


Keltoum Staali : La question de l'écriture est celle d'un étonnement permanent face aux leviers qu'elle met en œuvre. Elle permet la mise au jour des ressources infinies du langage mais aussi le développement d'une sensibilité qui fait de soi un objet vivant à l'écoute du monde. Dans l'écriture poétique, je retrouve un souffle et une scansion qui me mettent dans un état d'équilibre avec les éléments cosmiques. Comme si je retrouvais ma juste place dans un monde où l'homme n'est finalement qu'un minuscule et humble personnage que la nature, dans sa puissance et sa beauté tient en respect. La poésie c'est aussi le dialogue possible avec des éléments à qui la langue peut donner une matérialité. Peut-être aussi que c'est un moyen de retrouver une langue première, primitive, enfouie dans nos mémoires et dont les traces subsisteraient dans la torsion d'un olivier millénaire ou la placidité d'un galet. C'est également un prolongement de la parole poétique de certains poètes comme Jamel Eddine Bencheikh, à qui je rends hommage, un peu dans la tradition du tombeau poétique, poète que je considère comme le Prince de la poésie arabe francophone.
J'aime l'idée que le dialogue avec l'univers est possible et que dans ma mémoire générique je retrouve des traces de cette langue mythique et universelle.

« Je dis je suis et le soleil m’échappe en arabe », ce vers n’articule-t-il pas une blessure liée aux racines, à la langue des origines ? Et partant n’est-il pas significatif d’une quête de « l’identité majeure » ?

Keltoum Staali : Oui, vous citez un vers qui exprime ce manque qui est au cœur de mon écriture. C'est d'ailleurs une des raisons principales pour lesquelles j'écris. Cela peut prêter à sourire mais écrire est une façon d'être algérienne. Ma façon à moi de l'être. Kateb Yacine disait qu'il écrivait en français pour dire aux français qu'il n'était pas français. Moi, j'écris de la poésie pour dire aux Algériens que je suis algérienne. Comme si cela n'allait pas de soi. Et la poésie m'offre cette possibilité incroyable d'inventer une langue, une langue autre, qui n'est ni le français ni l'arabe, une fusion des deux peut-être. Une langue étrangère qu'il faut apprivoiser avant de la posséder. Je crois que lorsqu’ on a perdu une langue, là aussi à cause des circonstances, on est un peu orphelin. Ma langue maternelle a dû laisser la place très vite au français, créant par là-même une béance irréversible. C'est comme ça que je ressens cela. Bien sûr je me débrouille en arabe et je le comprends presque sans mal. Mais ce n'est pas ma langue naturelle, pas la langue de mes rêves hélas, mes parents ont dû aussi y renoncer en partie par la force des choses et il y a eu beaucoup de déperdition. Sous la pression d'une société française qui continue à porter un regard colonial sur les Maghrébins, la langue du pays, le « patois » du village s'est fait tout petit, s'est étiolé, s'est caché. Or, la langue est un élément vivant qui a besoin d'être entretenu. Transplantée en milieu hostile, elle s'est desséchée. C'est l'histoire d'un rapport de force entre une langue porteuse d'une sensibilité , d'une personnalité, langue de mes ancêtres, qui fonde mon histoire, riche d'un passé mouvementé mais vivant, et d'une langue pleine de suffisance et de mépris, de raffinement aussi, qui se considère au-dessus de toutes les autres. Ce sont les miennes toutes les deux pourtant et je les revendique. La langue française n'a pas suffi à remplir les blancs laissés par la défaite de l'arabe parental. Pour moi, la rupture avec la langue maternelle est une perte infinie, car avec la langue c'est beaucoup de choses qui sont transmises. Quand Darwich parle de la terre qui se transmet comme la langue, je ressens cela de manière très forte, et le mot d'héritage d'ailleurs ( je crois que c'est celui que Darwich utilise en réalité) convient parfaitement. Je n'ai hérité que de quelques bribes d'une langue dont je ressens douloureusement les absences, les failles, comme lorsqu'on est floué dans un affaire d'héritage. En écrivant je reconstitue mon héritage.

Vous êtes née de parents algériens ayant traversé la Méditerranée en direction de la France. Après vos études universitaires vous avez fait le parcours inverse. Quelle lecture intime et sociologique faites-vous de ces destins ?

Keltoum Staali : Je fais partie d'une génération d'enfants d'émigrés élevés dans ce que l'on a appelé le « mythe du retour ». Je suis née juste avant l'indépendance et la question de l'identité a été centrale toute ma vie comme pour tous ceux qui ont vécu l'émigration. Je dois toujours me redéfinir et ceci en fonction d'une posture ou d'une autre. En disant « émigration » je me situe du point de vue algérien et en terme de mouvement. Sinon, je peux dire aussi « immigration » mais là je me placerais d'un autre point de vue, celui de la France et de l'immobilisme, de la fatalité. Je me définis à partir d'un départ, celui de mes parents, comme fondateur d'une histoire que je refuse de subir. Ma naissance en France, un accident de l'histoire, que personne n'avait prévu. Une rupture avec un ordre familial établi depuis des millénaires. C'est pourquoi, après mes études, j'ai décidé de « rentrer » au pays, c'est-à-dire au fond, de réparer l'outrage de l'histoire, d'accomplir à leur place, le rêve de mes parents, coincés eux aussi par les contingences. Une façon d'être libre, de faire un pied -de- nez à la fatalité et de décider de mon destin. C'est sans doute une décision fondamentale qui a donné une direction à ma vie et qui a un peu réparé les désordres infligés par l'histoire. C'est de cela aussi qu'il est question dans « Identité Majeure ». Non pas que le recueil soit autobiographique, mais il est une façon parmi d'autres d'explorer la complexité du monde, de construire un sens, de retrouver un ordre, de rétablir une lignée interrompue.

« Pas un jour sans une ligne », ce vers de vous est votre credo. Elue d’une municipalité de gauche vous assumez des charges civiques et êtes engagée dans la solidarité internationale. Comment combinez-vous ces taches avec « l’alchimie du verbe », de l’écriture ?

Keltoum Staali : C'était le crédo d'Emile Zola qui tâchait de s'astreindre à une rigueur et une régularité dans l'écriture, car tout de même, écrire c'est aussi travailler l'écriture, comme un matériau, surtout en poésie. Il est faux de penser qu'on décide de tout en écriture, que l'on sait où l'on va. Quand on la pratique un peu longuement, on découvre que c'est elle qui nous guide vers des zones où on n'a d'ailleurs pas forcément envie d'aller. C'est pourquoi c'est une épreuve fascinante car on ne sait jamais à l'avance ce qu'on va découvrir. Bien sûr, en ce qui me concerne c'est un vœu pieux et mes occupations professionnelles, politiques et sociales sont à la fois un frein à l'écriture et à la rigueur qu'elle commande, mais aussi un moteur. Pour écrire, il faut avant tout vivre, intensément même, être heureux et malheureux, se frotter au monde et aux autres, se nourrir d'eux, apprendre d'eux, changer aussi, voyager, se perdre...et lire. Mais il est vrai que le plus souvent la multiplicité des tâches que je me donne provoque un sentiment de frustration, et sans doute dessert le travail de l'écriture mais je ne sais pas faire autrement.

En attendant de « changer le monde », vous dites « j’inscris une pierre de la philosophie du mieux » ? L’utopie n’est-elle plus de mise qu’en poésie ?

Keltoum Staali : La littérature en général est bien sûr le terrain de prédilection de l'utopie parce qu'elle offre une formidable liberté. Mais le texte que vous évoquez est plutôt l'expression à un moment donné d'un grand découragement. C'est dans le poème que parfois surgit une énergie nouvelle, née du découragement et de la colère et qui conduit à une forme d'action. Changer le monde c'est le dire autrement, le voir autrement, agir sur lui. Mais la poésie est aussi ce monde où se façonnent les utopies, où les rêves prennent corps, où émerge un univers qui prend sa place. C'est une façon d'être au monde qu'on choisit ou qui s'impose.
A quand un recueil de vos nouvelles ?
J'espère bientôt. J'ai quelque espoir de voir publier mes nouvelles par un éditeur algérien, ce qui serait pour moi une consécration. J'écris à cause de l'Algérie et grâce à elle . Comme une célébration qui ne s'arrête jamais. Au fond je rêve d'être lue en Algérie.

_____________________
Talisman, éd. Alba 2005
Identité majeure, Edition de l'Atlantique 2010


Entretien avec Keltoum STAALI,
réalisé par Abdelmadjid Kaouah , paru dans Algérie News
du 14 10 10