dimanche 19 février 2012

Gérard Blua: ‘’Je suis pour un militantisme de l’esprit et de l’intelligence’’.

Qui de l’ombre ou de l’arbre
 projette l’autre,
d’hier ou de demain
porte le sens du vrai ?
G.B.
Le vrai poème, l’immortel poème, saura rester unique. Dans le foisonnement de poèmes uniques.



Entretien avec l’écrivain , poète et  éditeur 
Gérard BLUA
Réalisé par Abdelmadjid Kaouah

La main est trop souvent un poing qui se ferme là où elle n’est faite que pour s’élancer, donner et saisir dans un même élan.

Je suis né dans un quartier populaire et dans un milieu modeste où le livre était porteur tout autant d’un savoir véhiculé que d’une présence active de soi dans le présent et le futur.

L’écriture eut ainsi pour moi, dès le départ, un aspect magique.

J’ai été nourri d’une excellente cuisine grecque et italienne durant toute mon enfance, mais c’est la langue française qui a nourri mon esprit.

C’est une constante moderne des réussites individuelles dans un pays dont on a choisi la nationalité par rapport à ses origines. Et cette dualité me semble saine et naturelle. La gémellité de cette reconnaissance repousse de fait les oppositions pour une véritable osmose.


Le  vrai poème, l’immortel poème, saura rester unique. Dans le foisonnement de poèmes uniques.  

Gérard BLUA est né en 1945 à Saint-Louis, à Marseille d’une famille modeste.                                  Elevé dans une culture très méditerranéenne, et pour cause, sa mère est grecque d’origine et celle de son père italienne.  Durant plus de trente ans, il a  été sur la brèche sur de multiples fronts. Romancier, poète, chroniqueur et éditorialiste, il a écrit une quarantaine d'ouvrages. Fin  1990, il a animé le collectif d'auteurs francophones Contre la réforme de l'orthographe qui eut alors, avec tant d'autres, une influence certaine dans l'abandon de ce projet. Grand voyageur, il a représenté et représente toujours la France à l’étranger à de nombreuses reprises depuis 1977 : Québec, Amérique centrale, Europe de l’Ouest, Balkans, Maghreb.    Il est publié régulièrement dans de nombreuses revues poétiques francophones et en traduction dans des revues étrangères. Depuis trente ans, il a réalisé de nombreux travaux journalistiques en tant que chroniqueur et éditorialiste dans les quotidiens, des revues, des magazines. En 1990, il a  fondé le groupe éditorial Autres Temps, dont il a   le directeur général. Cet animateur et organisateur pluridisciplinaire,   a géré une galerie d’art, créé des salons littéraires et mis sur pied des colloques en France et à l’étranger. Son œuvre éclectique s'attache tout autant à dénoncer les dérives de la culture française qu'à construire une vision cohérente du monde. Sans jamais oublier un attachement critique à sa Phocée natale.  Il a très tôt tiré la sonnette d’alarme sur les dérives qui menacent la culture et la République françaises. Un constat non moins pertinent à l’échelle du monde :’Nous vivons, depuis une vingtaine d'années, une dégradation constante de tous les pans structurels de notre société. Il n'y a jamais eu, dans notre République, autant d'illettrés et d'analphabètes développant leur propre langage. Ce laminage culturel devient la norme, voire le référent. Le monde de l'argent, qui n'a ni idéologie précise ni dignité affirmée, s'est engouffré joyeusement dans cet immense marché de l'inculture, les médias n'hésitant pas à s'en faire trop souvent les relais. Préconisant encore plus de simplification de notre langue, certains intellectuels ou enseignants abandonnent d'eux-mêmes le terrain qualitatif. Théâtre sans langage, réforme de l'orthographe de 1990, grandes théories réclamant la soumission de l'élite à la masse des médiocres, entreprises françaises exigeant dans leurs réunions qu'un anglais de cuisine se substitue au français correct, tout contribue vraiment à pousser notre culture dans les abysses de sa disparition. Face à une culture à la dérive, un assortiment de langues de bois. Mais c'est de notre mémoire qu'il s'agit. Serons-nous les ultimes destructeurs des bâtisseurs dont nous sommes issus’’.Il  nous faut souligner également que dans les années 90, Gérard BLUA fut parmi les premiers à être à l’écoute des poètes algériens  en en éditant quelques uns et en favorisant l’édition  de livres collectifs. Il nous parle à cœur ouvert, loin de la  langue de bois et des clichés.                   Avec exigence et fraternité. En poète.

A.K.

Gérard Blua, vous avez été durant près de quarante ans sur la brèche de multiples fronts. On peine à recenser les différentes activités que vous avez menées simultanément : animateur culturel, organisateur d’expositions, de salons du livre et de colloques, éditeur, et plus singulièrement écrivain et poète, en France comme à l’étranger. Où avez-vous trouvé l’énergie nécessaire à tous vos avatars ?

Gérard BLUA : Je vous répondrai par un paradoxe : j’ai le sentiment de n’avoir rien fait. Ou si peu. Voyez-vous, une vie présentée dans une vitrine est une vie sans utilité. Tout comme un livre sur une étagère de bibliothèque. C’est la main qui va le saisir et l’œil qui va le lire qui lui donnent une valeur nouvelle. Il faut avant tout être lucide et humble : ce sont les autres qui donnent du sens à ce que nous faisons. D’ailleurs, l’avons-nous fait pour autre chose ? L’action culturelle n’est pas une profession, mais une profession de foi. De foi en l’intelligence, en le poids du savoir universel, en la connaissance structurante de l’humanité. L’écrivain et l’artiste sont des phares en pleine mer qui protègent les uns et avertissent les autres. De plus, par leur engagement entre passé et avenir, ils revendiquent tout autant le droit à la parole que celui à l’erreur. Mais par leur seule existence, ils justifient le lien entre les hommes et l’originalité de toute culture. Tout ce que j’ai pu faire est passé par ce filtre : d’une part, mettre en relation le grand public avec le monde du livre et de l’art, d’autre part, ouvrir un accès médiatique à toutes les expressions. Nul n’est porteur d’une vérité qui dépasse son périmètre de vie et de civilisation. Imaginerait-on un marchand de fruits spécialisé dans les oranges ? Alors qu’il y a tant de pommes et de fraises délicieuses ailleurs. La main est trop souvent un poing qui se ferme là où elle n’est faite que pour s’élancer, donner et saisir dans un même élan. Mon énergie m’est donc venue d’une réalité portée par l’histoire des hommes : fouiller sans cesse le ciel et la terre, pour changer notre regard sur l’univers et plus symptomatiquement sur la petite tête d’épingle bleue que l’humain parcourt depuis quelques centaines de millénaires avec l’enthousiasme qui habille les mystères.

   Commençons par le poète et l’écrivain. Votre œuvre est à votre image, protéiforme, généreuse, ouverte à l’Autre. Le titre de votre premier recueil poétique est emblématique de ce parcours : « Comment j’ai vu le monde ». Gérard Blua, comment en êtes-vous arrivé à l’écriture ?

Gérard BLUA : Par une nécessité de fils unique : communiquer. Je suis né dans un quartier populaire et dans un milieu modeste où le livre était porteur tout autant d’un savoir véhiculé que d’une présence active de soi dans le présent et le futur. L’écriture eut ainsi pour moi, dès le départ, un aspect magique. À six ans, assis sur les genoux de mon grand-père, je lui dictais des poèmes qu’il retranscrivait patiemment ; à huit, je remplissais déjà des pages entières d’alexandrins ou de petites histoires romanesques ; à partir de douze, je constituais une bibliothèque avec mes écrits et ceux demandés à des parents, des voisins et des amis de classe, auxquels je proposais des thèmes et des sujets. Des dizaines de cahiers virent ainsi le jour au fil des ans. Une librairie unique en son genre. L’enfant que j’étais avait dès lors, définitivement choisi l’adulte qu’il serait : écrivain et éditeur. Mais surtout pas un individu replié sur lui-même, un égotique jaloux de ses connaissances et méprisant ceux qui ne lui ressemblaient pas. En quelque sorte, j’avais quelque chose de l’artisan, porteur d’un savoir à mettre au service du mieux-être de tous. Mon outil à moi était la langue, mon outil à moi était la culture, que je m’efforçais de mettre en contact avec le grand public. Peut-être ainsi, pour être plus juste dans ma réponse à votre question, devrais-je dire que c’est l‘écriture qui est arrivée jusqu’à moi, grâce au système éducatif républicain, certes, mais aussi grâce à ma famille qui voyait dans mon instruction la seule clé pour une vraie réussite et un vrai épanouissement. 

Si la poésie est l’âme de votre travail créatif, vous avez touché aussi à d’autres genres : le théâtre, la nouvelle, le roman, l’essai, les biographies, l’étude des peintres. Vous avez même fait des incursions dans l’histoire en signant par exemple une « Histoire du Château d’If » et une « Histoire des Châteaux de la Loire ». N’est-ce pas, pour filer la métaphore, un appétit de l’écriture à la Dumas ? En tout cas, qui tient d’une inspiration bien méditerranéenne, nourrie de philosophie et de Lettres anciennes ?

Gérard BLUA : En matière littéraire, rien n’est pire à mes yeux que la spécialisation. Débiter des poèmes, des romans, des pièces de théâtre, des biographies à la chaîne, ce n’est pas l’idée que je me fais de l’écriture et de l’écrivain. C’est même pour moi la pire des façons d’envisager la création et la meilleure pour entrer dans le domaine du fabriqué répétitif. Quasiment du copié-collé. Michel Butor, dont j’ai publié poésie et entretiens, me disait qu’après le succès de « La Modification », son seul roman, il avait reçu maintes propositions pour en faire d’autres. Et il ajoutait que « faire » n’était pas de son vocabulaire. Combien courent après le Goncourt et autres prix littéraires, mitraillette à phrases à la main, et, pour ceux en ayant obtenu un, mitraillette à contrats ! Nous sommes loin du dire et du sens. En grec et en latin, il y a deux mots distincts pour dire « homme », soit dans le sens « humain », soit dans le sens « sexué ». Et c’est important de les dissocier. De même, j’ai toujours pensé que, dans toutes les langues, il faudrait deux mots pour définir précisément l’écrivain créatif de l’écrivain ludique. Celui qui cherche et met du sens de celui qui vous fait passer un bon moment sans plus. Car est écrivain, celui qui a une vision du monde, une approche de l’homme dans son inventivité, sa spiritualité, son avancée dans l’histoire. Et ce qu’il a à exprimer dans cette lente construction de sa cosmogonie ne passe pas par un filtre unique de technique d’écriture. Pensons à Albert Camus qui fut à la fois journaliste, mais encore romancier, dramaturge, essayiste. Que retenir de lui ? Sa philosophie ou le genre littéraire qui l’exprima ? En ce qui me concerne, si ce que j’ai donné à lire confine à la mosaïque, tant mieux. Et demeurons dans cette civilisation commune du mare nostrum antique, mon berceau amniotique. 

Français né à Marseille, vous descendez par votre mère d’une famille grecque, immigrée et modeste, et par votre père d’une famille italienne, et vous qualifiez les deux de conscientes de l’importance du savoir et de la culture, en harmonie avec la République laïque. Vous êtes donc quelque part un « pays » de Zinedine Zidane. À votre époque, comment se passait l’harmonisation entre les origines et la citoyenneté française ?

Gérard BLUA : Zidane est une icône du football en France et en Algérie tout comme Karabatic l’est pour le handball en France et en Croatie. C’est une constante moderne des réussites individuelles dans un pays dont on a choisi la nationalité par rapport à ses origines. Et cette dualité me semble saine et naturelle. La gémellité de cette reconnaissance repousse de fait les oppositions pour une véritable osmose. Mais, au-delà du meilleur footballeur mondial, vous auriez pu citer des dizaines de milliers d’universitaires, d’avocats, de juges, de hauts fonctionnaires, d’entrepreneurs d’origine algérienne qui ont aussi réussi leur parcours de vie en France. Mes grands-parents maternels ont subi, à Smyrne en 1922, comme des dizaines de milliers d’autres victimes grecques innocentes, la violence des remous de l’histoire en Asie Mineure. Ils ont dû fuir le pays où ils étaient nés pour se retrouver à Marseille. Ma mère, conçue à Smyrne, est née dans la cité phocéenne. Ma famille italienne avait suivi le même chemin une génération auparavant. Cela posait bien sûr des gros problèmes, notamment linguistique et religieux, l’alphabet grec n’étant pas l’alphabet romain et les orthodoxes n’ayant pas les mêmes jours de fêtes que les catholiques. Pourquoi dire cela ? Parce que se retrouver dans un pays étranger avec la ferme intention de s’y installer pose fatalement des problématiques culturelles. Mais réussir dans ce pays implique au moins l’acceptation d’un certain nombre de ses règles. J’ai été nourri d’une excellente cuisine grecque et italienne durant toute mon enfance, mais c’est la langue française qui a nourri mon esprit. Mes grands-parents et mes parents avaient ainsi intuitivement – ou bien pragmatiquement – compris que l’ère des missionnaires était close depuis bien longtemps et qu’il était impossible de demander à autrui ce que l’on n’aurait pas accepté qu’il nous demandât. L’étude de la philosophie sur le banc des écoles de la République laïque m’a ouvert tout autant à Socrate qu’à Avicenne, à Montaigne qu’à Voltaire, à Descartes qu’à Camus. Quant à l’étude de l’Histoire, non point celle de court terme qui est celle des nations, mais celle des civilisations de l’humanité depuis près de dix mille ans, elle m’a appris que le sens de l’humain n’est pas dans la violence, mais dans l’approche d’une harmonie qui exclut les solutions finales. Où nous situons-nous ? Pensons à Galilée face à l’Inquisition. « Pourtant elle tourne ! » C’est cette certitude qui maintenait le sens de la marche du monde, dans les turbulences du moment.

Votre histoire personnelle en tant qu’éditeur professionnel avec les éditions Autres Temps a commencé par une sorte de manifeste autour de la langue française quand, en 1990, vous vous êtes opposé frontalement à la réforme de l’orthographe. Racontez-nous ce coup de gueule citoyen qui eut alors beaucoup d’éclat et ce qui en a découlé dans votre vie.

Gérard BLUA : C’est l’un de mes plus beaux souvenirs personnels, loin de ce que vous nommez « coup de gueule citoyen ». J’ai d’ailleurs observé que, depuis l’étranger, je n’étais point un petit Français qui luttait pour des détails sémantiques et grammaticaux de sa langue, mais qu’à la frontière dévorante et réductrice de la mondialisation, j’étais tout au contraire sur le fond, et que c’était à tous que je demandais fortement de défendre et faire respecter leur propre langue face à une dangereuse dérive de simplification. Ce n’est donc pas un hasard si mon combat fut souligné par la presse anglophone. La langue anglaise, particulièrement attaquée par sa généralisation planétaire, était devenue un anglais de cuisine à la structure simpliste n’ayant rien à voir avec l’idiome de Shakespeare ou Shelley. Or, comment exprimer la complexité du monde avec trois ou quatre cents mots ? Comment approfondir l’étude du micro et du macro univers sans avoir à sa disposition un outil linguistique affiné ? Et l’on comprend bien que toutes les langues sont concernées et qu’il appartient à chacun de défendre la sienne. Moi qui ai fait une dizaine d’années de latin et huit de grec ancien, je sais combien ces langues demeurent encore bien vivantes dans leur finesse et leur richesse. Et il en est de même de l’arabe littéraire, héritier, lui aussi, de ses lointaines origines. Toutes sont emblématiques des pensées et découvertes scientifiques sans lesquelles, aujourd’hui, nous ne serions rien. En tout cas pas grand-chose. La bataille est loin d’être terminée, mais « la vie est un travail que l’on doit faire debout », comme l’a écrit Alain.

En tant que patron des éditions Autres Temps vous avez consolidé votre action en faveur de la poésie, commencée dès 1982 avec les éditions Le Temps Parallèle où l’on retrouvait déjà de grands noms. Avec le recul, comment appréciez-vous cette aventure éditoriale.

Gérard BLUA : C’était une période rêvée, mais nous ne le savions pas. Le livre, et en particulier la poésie, était toujours magique pour le grand public. Je suis de la génération qui a vu naître la télévision, alors avec son unique chaîne. Que n’a-t-on dit ensuite sur cette unicité ! Surtout de la part de ceux qui ne l’avaient pas vécu. Un peu comme on arrange tels ou tels éléments historiques pour les faire glisser dans l’entonnoir des idéologies. Au milieu des années soixante fut proposée un soir de grande écoute « Les Perses », la pièce d’Eschyle. Succès populaire. Vingt ans après, avec Le Temps Parallèle, j’organisais des lectures-signatures poétiques dans les foyers ruraux. Succès populaire. Il faut remarquer aussi que, parallèlement à ce socle de lectorat hélas disparu, nous vivions une époque où les auteurs ne se considéraient pas comme des « stars » d’un système bétonné par l’argent et l’image projetée, mais comme des « disants » en quête de lectorat, ce qui m’a toujours semblé le seul sens que l’on puisse accorder à l’écrit. J’ai donc pu facilement réunir dans mon éditorial des statures d’importance : Tahar ben Jelloun, Guillevic, Cabral, Butor, Norge, Gaucheron, autour de débutants s’étant d’ailleurs faits un nom depuis, comme Jean Aron ou Jean Siccardi.  Une période rêvée, oui, nous le savons désormais.

Dans les années 90, vous avez été parmi les premiers à être à l’écoute des poètes algériens. Vous en avez édité plusieurs en favorisant quelquefois les livres collectifs. D’où vous est venu le déclic de votre engagement solidaire avec le drame algérien ?

Gérard BLUA : Mais parce que, justement, c’était un drame humain, une situation dans laquelle des intellectuels, journalistes, écrivains, psychiatre comme Mahfoud Boucebci, étaient massacrés, têtes de proue, il faut le dire, des victimes d’une terreur qui touchait tout le monde. Accepter la différence de l’autre, dans un monde civilisé, c’est la chose la plus difficile à réaliser. C’est si simple, en effet, la compagnie de ses clones. Et c’est si difficile de faire accepter que chacun puisse vivre différent de l’autre à côté de l’autre. Tous les pays ont vécu au moins une fois une situation aussi pénible. En France, lors de l’Occupation nazie et de la collaboration de certains de ses intellectuels et hommes politiques, ce n’était pas si mal non plus. Je suis né à la Libération. Autant dire que j’ai quelques gènes de la mémoire. Et il m’a semblé effectivement, au début des années 90, que mon devoir était d’ouvrir la porte de mes éditions à ceux qui étaient menacés et exilés. Pas seulement en France d’ailleurs. Hamid Skif, dont je salue la mémoire, vivait en Allemagne. Et c’est au Québec que j’ai rencontré en 2000 Hamid Tibouchi, avant de le publier. Il y eut aussi en 1996 un collectif, « Les Écrits d’Algérie », qu’il fallut rééditer. Puis, plus tard, l’aide apporté à la création à Alger de la revue « 12 x 2 », sur le modèle de la revue poétique « Autre Sud » que j’avais créée en 1998 et dont Rachid Boudjedra fut le poète invité en 2003. Enfin, il faut tout de même évoquer la publication de l’un de vos recueils et surtout de votre superbe « Anthologie de la poésie algérienne francophone contemporaine », dont la version poche va très prochainement paraître chez Points poche. Je suis pour un militantisme de l’esprit et de l’intelligence. C’est mon unique combat et le fil conducteur d’une vie où je n’ai pas ménagé ma peine et où l’on ne m’a pas ménagé non plus. Mais il y a des richesses qui savent échapper à la cotation en bourse et qu’il faut partager à la table des réalités incontournables.

 Vous êtes cité dans la monumentale anthologie poétique de Robert Sabatier, vous êtes l’un des 65 poètes retenus par Tristan Cabral dans son « Anthologie des poètes du Sud, de 1914 à 1984 ». Naguère Aragon pouvait oser dire : « La poésie, notre poésie, se lit comme le journal. Le journal du monde qui va venir ». Quel regard posez-vous sur la poésie contemporaine et plus particulièrement française ?

Gérard BLUA : À l’aune des concepts actuels – vitesse et précipitation –, je suis déjà trop âgé pour appartenir à la poésie dite contemporaine. Ma présence dans diverses anthologies ne peut qu’aggraver mon cas. Peu me chaut, car cela me sied parfaitement. La poésie est hors du temps, puisqu’elle colporte un temps qui n’appartient qu’à l’éternité. Au-delà des époques et des géographies concernées, il y a donc autant de poésies qu’il y a de poètes. L’originalité est la marque même de cet univers rare. Et tout ce qui se ressemble, en matière d’art et d’écriture, ne peut appartenir qu’à l’usinage industriel. J’ai lu dans vos colonnes une admirable assertion du plasticien Zineddine Bessaï : « L’universalisme est en train de nous tuer. » Eh oui, la mondialisation outrancière est aussi dangereuse pour l’homme que les idéologies les plus pernicieuses qu’il a su inventer au fil des siècles. Ce que l’on appelle contemporain, l’avez-vous remarqué, ce sont tous les artefacts interchangeables produits sur la seule notion d’appartenance à aujourd’hui. Comme si accepter sa culture et sa civilisation pouvait être une injure au progrès. Mais il y a plus grave : toute cette production semblable ne dit plus rien et donc n’a plus de sens. Par voie de conséquence, elle n’est porteuse d’aucune émotion. C’est froid. Immobile. Plat. Pour les meilleurs morceaux : c’est lisse. Où est le partage dans tout cela ? L’appel ? La reconnaissance ? La découverte ? Tout ce à quoi l’on peut croire aboutit forcément, dans son excès, à ce à quoi l’on ne croit pas. Une mosaïque, c’est l’union d’une multitude d’éclats colorés. Comment appelle-t-on l’union d’éclats monochromes ? Un moellon. Je pense que, si nous ne demeurons pas extrêmement vigilants, nous entrerons bientôt dans la civilisation du moellon. Mais j’ai confiance en l’avenir des hommes. On aura beau faire, jamais ils ne se ressembleront tous. Le  vrai poème, l’immortel poème, saura rester unique. Dans le foisonnement de poèmes uniques.        

Vous écrivez dans « Fragments du Mystère », un recueil en préparation :
« Qui de l’ombre ou de l’arbre
   projette l’autre,
  d’hier ou de demain
  porte le sens du vrai ? »
Chez vous, la philosophie n’est jamais loin du poète. On sent une nouvelle tonalité dans votre poésie. Une forte empreinte de mélancolie et de doute sur la vanité de la destinée humaine, à l’aune des espaces infinis dont les mystères retiennent de plus en plus votre regard de poète ?

Gérard BLUA : J’ai souvent posé la question de l’utilité de la poésie dans la mesure où elle ne serait pas porteuse de sens. Si elle ne faisait qu’utiliser des mots pour ne rien dire. Si elle n’était que bruits. Ou borborygmes. J’ai connu tout cela. Y compris, je dois vous l’avouer, la honte – c’était justement à Alger – de voir quelques compatriotes poètes invités se moquer ainsi d’un public venu probablement entendre autre chose. En fait, il me faut retrouver sans cesse dans la lecture et l’écriture cette magie originelle dont je vous parlais plus haut. Le langage est sacré. Il ne faut ni le dévaluer ni le gaspiller. Il faut lui donner force et percussion. Le lester d’une parole de quête. Par le dire, la poésie prend son envol. C’est là-haut, dans les sphères supérieures de l’esprit, qu’elle porte sa réflexion. Et c’est là que niche encore la philosophie. Dans le domaine des idées. Mais peut-il y avoir un seul domaine en littérature, art, musique, qui ne soit celui des idées ? Probablement que chez moi, le philosophe est poète. C’est une autre façon de proposer une pensée philosophique. Combien serait dramatique de vouloir intervenir sur la scène publique dans le silence des idées et le cliquetis des mots désincarnés. Trop souvent la réalité dépasse, hélas, cette fiction.

 Vous êtes né et vivez à Marseille (que vous avez célébrée sous différentes formes), la cité par excellence des brassages et des rencontres complexes et fertiles entre les peuples – imposés par l’histoire de la colonisation française ou conséquentes d’une mondialisation à plusieurs vitesses. Entre les deux rives, à la faveur du Cinquantenaire de l’Indépendance de l’Algérie, quelle histoire, selon vous, reste à écrire entre les peuples français et algérien ?

Gérard BLUA : Je suis né moi-même d’un brassage. Ma mère grecque reçut la nationalité française à l’âge de huit ans et mon grand-père, originaire d’Italie, a connu dans sa jeunesse marseillaise les terribles agressions contre les « babis ». L’Histoire n’est qu’un recommencement. Mais qui connaît tous ses mécanismes peut garder son optimisme. Et dans les pires moments, ne surtout pas perdre de vue ce qui, de toute façon, sera. Ne pourra qu’être. Quand Amin Malouf dit dans vos colonnes : « Je crois que l’histoire de la Méditerranée n’a jamais été une histoire où d’un côté elle était le berceau de civilisations et de l’autre de confrontations », il ne précise rien quant aux rives concernées, car il sait très bien que chacune d’entre elles fut alternativement l’un et l’autre. Ce qui sera, c’est que tous ceux qui ont déjà surmonté les épisodes les plus rudes sauront amener les autres sur le terrain qui est déjà le leur : amitié, fraternité, coopération professionnelle, culturelle, artistique. L’expérience, qu’est-ce, sinon de ne pas faire systématiquement les mêmes erreurs et même de savoir faire éviter les pièges dont on connaît le positionnement ? Je crois pouvoir vous dire qu’il y a bien longtemps que cette histoire entre la France et l’Algérie a entamé son écriture. Nous sommes nombreux à en vivre la lecture.

A.K.






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