mardi 28 février 2012

dimanche 19 février 2012

Jean-Claude XUEREB ou les saisons de passage


                      











Jean-Claude Xuereb, dessiné par Jacques Basse





















Passant inconnu,
presque
clandestin
à travers
les rues jadis familières.
Les fenêtres de nos maisons
ont dispersé depuis
longtemps l’écho
de nos paroles :
la même turbulence
d’enfants recouvre
le silence de nos ombres évaporées…
Nous pouvons tourner la page.

Ultime adieu au pays

J.C. XUEREB






Jean-Claude Xuereb, aujourd'hui âgé de 81ans vient d’écrire depuis Avignon, ce qu’il nomme  son « Ultime  adieu  au pays ». Jean-Claude XUEREB est né en 1930 sur les hauteurs d'Alger, ville où il a passé enfance et jeunesse et poursuivit ses études. Il a longtemps vécu à Belcourt comme « Camus l’enfant de Belcourt «  (titre des son texte  dans « Albert Camus : Nouvelle présence », Autre Sud  44-2009). Il assisté, en mars 1948, aux rencontres de Sidi Madani, où à 17 ans  il a approché  Camus, Dib, Roblès, Sénac...En 1952, il rencontre à la Fac d'Alger Jamel Eddine Bencheikh qui deviendra  son ami constant jusqu’à sa disparition. Fin 1961, il a rejoint définitivement la France avec femme et enfants et  entre dans la magistrature qu'il quittera en 1991. A partir de 1962 s'instaure une durable amitié avec René Char. Entré au conseil de la rédaction de la Revue SUD à Marseille en 1993, il prépare en 1995 un numéro Hors série de cette revue :''Algérie l'exil intérieur'' (textes de 33 écrivains nés en Algérie). Il participe à l'animation des ''Rencontres méditerranéennes Albert Camus à Lourmarin'', entre 2000 et 2004, auxquelles sont conviés notamment des écrivains algériens. Il est invité au ''Printemps des poètes'' à Tunis en mars 2002 et à Alger en mars 2003. Il a participé et intervenu  à deux colloques consacrés à Camus en Algérie, l'un à Oran en octobre 2004, l'autre à Alger et Tipasa en juin 2005.Des liens familiaux l’attachent également  avec son pays natal.

Il a  son actif une douzaine de recueils de poèmes parus  chez Rougerie, de ''Marches du temps (1970) à  ''Entre cendre et lumière'' en passant par ''Passage du témoin’’.                              Il a  collaboré à de nombreuses revues poétiques. Il partage sa vie entre Avignon et une maison parmi les garrigues de l'Uzège.

Dans les « Actes des Rencontres « Audisio, Camus Roblès frères de soleil » (Edisud 2003), J.C. Xuereb  nous donne à lire une précieuse approche de cette fameuse « Ecole d’Alger  des lettres. L’intitulé  de sa contribution est on ne peut plus prudent. « L’Ecole d’Alger, mythe ou réalité » de Jean-Claude XUEREB

En effet un rêve méditerranéen  a soufflé  sur les rivages de l’Afrique du Nord, il y a bien longtemps, dès les années trente. Une époque trouble, lourde de cataclysmes futurs, dans une Europe ravagée par la grande crise de 1929. Sur les rives d’Alger, au soleil, cet astre qui rend, dit-on,  la misère moins implacable, l’utopie méditerranéenne était en chantier et prenait par un effet journalistique  un nom  emblématique : « L’école d’Alger ». Jusqu’à là, en Afrique du Nord, et plus singulièrement, en Algérie coloniale, régnait  l’Ecole Algérianiste.                      
  Elle se réclamait de Louis Bertrand,   l’auteur du « Sang des races »,  tenant d’une latinité exclusiviste, développée par  l’Ecole Algérianiste. Selon les termes de son   Manifeste de  1920, elle  prétendait à une  « autonomie esthétique » par rapport à la Métropole.

Elle se manifesta  durant une quinzaine d’années, autour de Robert Rondeau. Pour  Jean-Claude Xuereb « cette démarche, non dénuée d’arrière-pensées politiques…faisant allègrement l’impasse sur un millénaire de culture arabo-musulmane » afin de « rattacher cette présence française, dans une continuité historique, à l’Afrique romaine, puis chrétienne du Bas empire ». Cette Ecole, même sur le plan littéraire n’a pas laissé de souvenirs …

Les écrivains de la génération suivante  prendront leur distance d’autant plus que dans les années trente, « la référence à la romanité apparaissait d’autant plus suspecte qu’elle semblait faire écho aux revendications fracassantes du fascisme italien » (J-C.Xuereb). Ils chercheront ailleurs leur inspiration.

Camus en créant en 1937 à Belcourt une maison de la culture intitulait son bulletin « Jeune Méditerranée » en prolongement des essais de Gabriel Audisio  qui exaltait l’ouverture vers l’héritage grec. La constitution de ce qui fut dénommée «  l’Ecole d’Alger »  s’appuiera  naturellement sur cet initiateur.  Ses essais sur la Méditerranée ouvrent à la voie à un ressourcement dans un héritage méditerranéen plus affirmé et  tendu  vers  l’universalité. Dans un communiqué attribué à Camus, « l’objet principal est de rejeter la mystique de la latinité telle que l’exploite la propagande fasciste »  afin de maintenir «  entre l’Europe méditerranéenne et l’Afrique la survivance de leur origine commune qu’est l’Orient ». Cet idéal ne pouvait que récuser toute forme d’inégalité ou de ségrégation ethnique ou appartenance religieuse. . La défaite  française de 1940 face à l’Allemagne hitlérienne, l’occupation allemande conduisent à  la rupture totale avec la Métropole.

 Alger devient en conséquence la capitale de la France Libre ou fleurissent les revues (Fontaine, l’Arche, la Nef)  et la librairie « Les vraies richesses » et les éditions Charlot deviennent le lieu d’une effervescence intellectuelle notable. A cette mouvance qui compte  Camus, Roblès, Max-Pol Fouchet, Jules Roy, Jean Pélegri,  se joignent Jean El Mouhouv Amrouche et sa sœur Marguerite-Taos Amrouche. Pélegri. Plus tard, avec les « Rencontres de Sidi Madani », cette mouvance intellectuelle et littéraire  elle fut sans conteste  le lieu d’amitiés et de confrontation  d’affinités communes de toutes origines  autour de la revue « Forge »  avec la participation de Mohamed Dib, Kateb Yacine, Malek Ouari, Ahmed Sefrioui… »Ceux d’entre eux, issus de la minorité européenne de l’Algérie, déplorent la mentalité « petit blanc » qui entache les relations humaines…» indique J-C Xuereb qui prit part très jeune à une rencontre de Sidi Madani (La Citadelle des Gorges de la Chiffa qui fut à l’époque une auberge de la jeunesse). Certains qui vécurent de près l’aventure littéraire  algéroise ne sont  pas loin de la considérer comme un   brillant et éphémère …canular. S’il n’y eut point de chapelle consacrée, l’idéal de la fraternité humaine avait fait une percée .Ecole fantomatique à l’appellation d’origine non contrôlée, elle aura cristallisé la rencontre d’écrivains  nés ou ayant longtemps vécu « sur un même rivage de soleil ».  Dans «  Le Mythe al- Andalous et les écrivains algériens », Xuereb ajoute :   (…)  Dans la mémoire des hommes, l’histoire d’al – Andalous est demeurée un modèle vivant de coexistence conviviale. Dès le XII ème siècle, un historien maghrébin, al – Maqqari a présenté, à l’intention des lecteurs arabes, une histoire générale d’al – Andalous, dont il avait lui-même vécu la fin avec l’expulsion des Morisques. Les écrivains arabes des XIX ème et XX ème siècle ont perpétué l’image d’un ‘’paradis perdu’’ andalou dans une perspective romantique et nationaliste. De leur côté, les historiens espagnols, après avoir longtemps minimisé l’importance de la période arabo – andalouse, voire nié la réalité même de celle-ci, ont de plus en plus largement fait référence, surtout depuis l’avènement récent de la démocratie dans leur pays, à l’univers pluriel d’une ‘’Espagne des trois religions’’…  Le mythe andalou a traversé, de manière plus ou moins explicite, le rêve méditerranéen créé et entretenu par toute une génération d’écrivains à partir des années 30, ceux auxquels a été ensuite appliquée l’appellation quelque peu artificielle d’Ecole d’Alger’’ ».

                                        Jean Pélégri ( à gauche) et Jean-Claude Xuereb ( à droite)
                                                            Cahiers des Diables bleus
     

Autant de traces de mémoire pour tenter une tenace nostalgie avivée par l’âge


« A travers le temps et l’espace, les mains se joignent puis se disjoignent. Le destin des êtres se noue  se dénoue inexplicablement », écrit J.C. Xuereb dans son « Ultime adieu au pays ».Eclats de mémoire de l’enfant qui n’a jamais quitté le vieil homme. Dans Requiem pour une jument nommée « Lorraine », il nous donne à voir avec une précision d’horloger une scène d’enfance, « un voyage hors du quotidien »  avec le père sur un  char à bancs vers les halles de Belcourt. Autant de traces de mémoire, avoue-t-il  pour tenter une tenace nostalgie avivée par l’âge. En « passant inconnu, presque clandestin », il revisite après des décennies, les lieux de son enfance. Le temps et les hommes ont fait leur œuvre corrosive. « Les fenêtres de nos maisons ont dispersé depuis longtemps l’écho de nos paroles : la  même turbulence d’enfants recouvre le silence de nos ombres évaporées…Nous pouvons tourner la page », écrit XUEREB. Ultimes paroles, peut-être, d’avenir, cinquante après.


A.K.








Alain Sèbe: L’arpenteur du désert



Dieu a crée un pays plein d’eau pour que les hommes puissent vivre et un pays sans eau pour que les hommes aient soif. Il a crée un désert : un pays avec et sans eau pour que les hommes trouvent leur âme.
Proverbe Touareg
    J’ai toujours aimé le désert on s’assoit sur une dune de sable .On ne voit rien. On n’entend rien. Et cependant quelque chose rayonne en silence .Saint Exupéry        

                                     On ne va pas au Sahara sans ressentir un trouble .A.S.
Alain Sèbe filmé par Mohamed Zaoui pour son film sur le chanteur targui O.Baly.

                                
                                       Ici, ce n’est que nous-mêmes que nous cherchons.                                                                                                                 Et trouverons-nous quelque chose ?
Ernest Psichari


Alain Sèbe, photographe,  arpente depuis près de cinquante ans le Sahara qu’il considère comme le plus beau désert  du monde.                               
Il est ce « voyageur des Ajjers » au long cours. Ce qui retient chez lui, outre son art de la photographie, c’est la manière tranquille dont il évoque une aventure exceptionnelle. Et dans laquelle sa petite tribu -son épouse, Mitsou et son fils, Berny,  depuis son plus jeune âge- a  pris une part active.
 « On ne va pas au Sahara sans ressentir un trouble », avoue Alain Sèbe.
Le photographe a tissé de ses pérégrinations sahariennes et du  spectacle imposant et inépuisable des « tassilis » les éléments d’une esthétique  qui n’est pas sans résonnance philosophique.  Il n’est pas le premier  à être saisi par les immensités du Sahara. Au photographe, elles donnent une idée presque palpable de l’infini qu’il traque à travers instantanés et plans  dont la somme  est une approche subjective, humaine, qui donne à voir autant   la nature qui entoure le photographe que la sienne propre.  « Le Sahara favorise  les questions existentielles  ou métaphysiques », note-t-il en introduction de son Beau-livre.
 Mais Alain Sèbe reste un  terrien solidement arrimé  au réel. Il n’est pas allé, à la suite de tant d’exaltés venus d’Occident, pour entendre  des « voix qui crient dans le désert » (Ici, ce n’est que nous-mêmes que nous cherchons.  Et trouverons-nous quelque chose ? Ernest Psichari).  Il goûte avec mesure «  les extases » sahariennes » et n’évacue pas de son regard ni la poussière ni les insectes entre le Tin Tarabine, l’Igharghar et In-Azoua.
 Il a longuement parcouru les tassilis aux reliefs si singuliers  que les vents       ,depuis des temps immémoriaux, ont sculptés au cœur du désert algérien,  posés comme une couronne  sur le Hoggar.  Il a ainsi emprunté les pistes nomades en compagnie des guides touaregs de l’Ahnet aux Ajjers, pas moins de neuf régions du Tassili dont ils nous livrent quelques facettes dans des photographies à couper le souffle. 
Alain Sèbe aurait pu être écrasé  par la majesté saharienne, privilégiant  seulement ses reliefs  et omettant   son essence. Car le désert loin d’être la porte du néant. Il  vibre de  vies secrètes et d’hommes face à l’histoire  et dans un combat âpre et sans cesse recommencé pour leur survie. Autant sociale que culturelle depuis les premières intrusions  de la colonisation. Aujourd’hui, ils sont dans une confrontation inégale  avec un modernisme - autant attendu que redouté.  Selon un proverbe touareg : »Dieu a crée un pays plein d’eau pour que les hommes puissent vivre et un pays sans eau pour que les hommes aient soif. Il a crée un désert : un pays avec et sans eau pour que les hommes trouvent leur âme ».
Il est bien facile de céder aux clichés quand il s’agit du Sahara.             Paradoxalement, c’est la photo ici qui conjure le cliché. Les paysages  lunaires, les vents  que nous fait presque entendre Alain Sèbe  n’ont rien de la posture glacée et du vernis.
Ici un point d’eau, là un arbre chétif mais tenace, apportent comme une grande respiration au panorama des immensités.                    
  D’ailleurs, ses reportages en avion de tourisme et en montgolfière apportent également à ses photos des angles qui sortent de l’ordinaire.
Dans « Sahara au jour le jour », Alain Sèbe et son fils , Berny qui l’ accompagné dans ses expéditions depuis sa tendre enfance , aujourd’hui docteur en histoire  de l’université d’Oxford, nous proposent une sorte de « calendrier perpétuel ».
C’est aussi une sorte d’anthologie rassemblant 400 photos  dont les prises de vue se sont étalées   sur plus de quatre décennies et un  choix de  citations de diverses époques puisés dans la tradition caravanière  et des textes d’auteurs divers.
Cela va des « classiques du désert »,  les intournables : Saint Exupéry (J’ai toujours aimé le désert on s’assoit sur une dune de sable .On ne voit rien. On n’entend rien.  Et cependant quelque chose rayonne en silence)  Frison-Roche,  à Rachid Boudjedra   en passant par Isabelle Eberhart dont la tombe est « au pays des sables ».
Dans un monde de plus en plus étriqué –en dépit des vertigineux bonds technologiques-, il est salutaire de se pourvoir  du  Calendrier selon les Sèbe pour entrevoir les promesses indéfinissables du Sahara. 
Si tu avais les secrets du désert
Si tu t'étais éveillé au milieu du Sahara
Si tes pieds avaient foulé ce tapis de sable
Parsemé de fleurs semblables à des perles,
Tu aurais admiré nos plantes,
L'étrange variété de leurs teintes,
Leur grâce, leur parfum délicieux.
Tu aurais respiré ce souffle embaumé
Qui double la vie,
Car il n’a point passé sur
L'impureté des villes...’’

 L’émir Abdelkader  avait approché en mystique ses mystères .

Alain Sèbe n’oublie  pas aussi de mettre en relief ce qui constitue la sève des communautés sahariennes. Leur culture  en grande partie orale, mêlant récits de vie et de légendes  sous le signe de la gazelle protectrice, une « djenniya bienfaisante »  que l’on évoque avec respect et crainte dans les bivouacs et les longues soirées.                                                                                                      
Paysages humains  en péril dont nous avez entretenus  Mouloud Mammeri  sans grand écho.
A.K.
________________
Alain Sèbe : Le Sahara des Tassilis, Editions de la Martinière,
Sahara au jour le jour, photographies d’Alain et Berny Sèbe, textes choisis par BernySèbe, Editions de la Martinière






Gérard Blua: ‘’Je suis pour un militantisme de l’esprit et de l’intelligence’’.

Qui de l’ombre ou de l’arbre
 projette l’autre,
d’hier ou de demain
porte le sens du vrai ?
G.B.
Le vrai poème, l’immortel poème, saura rester unique. Dans le foisonnement de poèmes uniques.



Entretien avec l’écrivain , poète et  éditeur 
Gérard BLUA
Réalisé par Abdelmadjid Kaouah

La main est trop souvent un poing qui se ferme là où elle n’est faite que pour s’élancer, donner et saisir dans un même élan.

Je suis né dans un quartier populaire et dans un milieu modeste où le livre était porteur tout autant d’un savoir véhiculé que d’une présence active de soi dans le présent et le futur.

L’écriture eut ainsi pour moi, dès le départ, un aspect magique.

J’ai été nourri d’une excellente cuisine grecque et italienne durant toute mon enfance, mais c’est la langue française qui a nourri mon esprit.

C’est une constante moderne des réussites individuelles dans un pays dont on a choisi la nationalité par rapport à ses origines. Et cette dualité me semble saine et naturelle. La gémellité de cette reconnaissance repousse de fait les oppositions pour une véritable osmose.


Le  vrai poème, l’immortel poème, saura rester unique. Dans le foisonnement de poèmes uniques.  

Gérard BLUA est né en 1945 à Saint-Louis, à Marseille d’une famille modeste.                                  Elevé dans une culture très méditerranéenne, et pour cause, sa mère est grecque d’origine et celle de son père italienne.  Durant plus de trente ans, il a  été sur la brèche sur de multiples fronts. Romancier, poète, chroniqueur et éditorialiste, il a écrit une quarantaine d'ouvrages. Fin  1990, il a animé le collectif d'auteurs francophones Contre la réforme de l'orthographe qui eut alors, avec tant d'autres, une influence certaine dans l'abandon de ce projet. Grand voyageur, il a représenté et représente toujours la France à l’étranger à de nombreuses reprises depuis 1977 : Québec, Amérique centrale, Europe de l’Ouest, Balkans, Maghreb.    Il est publié régulièrement dans de nombreuses revues poétiques francophones et en traduction dans des revues étrangères. Depuis trente ans, il a réalisé de nombreux travaux journalistiques en tant que chroniqueur et éditorialiste dans les quotidiens, des revues, des magazines. En 1990, il a  fondé le groupe éditorial Autres Temps, dont il a   le directeur général. Cet animateur et organisateur pluridisciplinaire,   a géré une galerie d’art, créé des salons littéraires et mis sur pied des colloques en France et à l’étranger. Son œuvre éclectique s'attache tout autant à dénoncer les dérives de la culture française qu'à construire une vision cohérente du monde. Sans jamais oublier un attachement critique à sa Phocée natale.  Il a très tôt tiré la sonnette d’alarme sur les dérives qui menacent la culture et la République françaises. Un constat non moins pertinent à l’échelle du monde :’Nous vivons, depuis une vingtaine d'années, une dégradation constante de tous les pans structurels de notre société. Il n'y a jamais eu, dans notre République, autant d'illettrés et d'analphabètes développant leur propre langage. Ce laminage culturel devient la norme, voire le référent. Le monde de l'argent, qui n'a ni idéologie précise ni dignité affirmée, s'est engouffré joyeusement dans cet immense marché de l'inculture, les médias n'hésitant pas à s'en faire trop souvent les relais. Préconisant encore plus de simplification de notre langue, certains intellectuels ou enseignants abandonnent d'eux-mêmes le terrain qualitatif. Théâtre sans langage, réforme de l'orthographe de 1990, grandes théories réclamant la soumission de l'élite à la masse des médiocres, entreprises françaises exigeant dans leurs réunions qu'un anglais de cuisine se substitue au français correct, tout contribue vraiment à pousser notre culture dans les abysses de sa disparition. Face à une culture à la dérive, un assortiment de langues de bois. Mais c'est de notre mémoire qu'il s'agit. Serons-nous les ultimes destructeurs des bâtisseurs dont nous sommes issus’’.Il  nous faut souligner également que dans les années 90, Gérard BLUA fut parmi les premiers à être à l’écoute des poètes algériens  en en éditant quelques uns et en favorisant l’édition  de livres collectifs. Il nous parle à cœur ouvert, loin de la  langue de bois et des clichés.                   Avec exigence et fraternité. En poète.

A.K.

Gérard Blua, vous avez été durant près de quarante ans sur la brèche de multiples fronts. On peine à recenser les différentes activités que vous avez menées simultanément : animateur culturel, organisateur d’expositions, de salons du livre et de colloques, éditeur, et plus singulièrement écrivain et poète, en France comme à l’étranger. Où avez-vous trouvé l’énergie nécessaire à tous vos avatars ?

Gérard BLUA : Je vous répondrai par un paradoxe : j’ai le sentiment de n’avoir rien fait. Ou si peu. Voyez-vous, une vie présentée dans une vitrine est une vie sans utilité. Tout comme un livre sur une étagère de bibliothèque. C’est la main qui va le saisir et l’œil qui va le lire qui lui donnent une valeur nouvelle. Il faut avant tout être lucide et humble : ce sont les autres qui donnent du sens à ce que nous faisons. D’ailleurs, l’avons-nous fait pour autre chose ? L’action culturelle n’est pas une profession, mais une profession de foi. De foi en l’intelligence, en le poids du savoir universel, en la connaissance structurante de l’humanité. L’écrivain et l’artiste sont des phares en pleine mer qui protègent les uns et avertissent les autres. De plus, par leur engagement entre passé et avenir, ils revendiquent tout autant le droit à la parole que celui à l’erreur. Mais par leur seule existence, ils justifient le lien entre les hommes et l’originalité de toute culture. Tout ce que j’ai pu faire est passé par ce filtre : d’une part, mettre en relation le grand public avec le monde du livre et de l’art, d’autre part, ouvrir un accès médiatique à toutes les expressions. Nul n’est porteur d’une vérité qui dépasse son périmètre de vie et de civilisation. Imaginerait-on un marchand de fruits spécialisé dans les oranges ? Alors qu’il y a tant de pommes et de fraises délicieuses ailleurs. La main est trop souvent un poing qui se ferme là où elle n’est faite que pour s’élancer, donner et saisir dans un même élan. Mon énergie m’est donc venue d’une réalité portée par l’histoire des hommes : fouiller sans cesse le ciel et la terre, pour changer notre regard sur l’univers et plus symptomatiquement sur la petite tête d’épingle bleue que l’humain parcourt depuis quelques centaines de millénaires avec l’enthousiasme qui habille les mystères.

   Commençons par le poète et l’écrivain. Votre œuvre est à votre image, protéiforme, généreuse, ouverte à l’Autre. Le titre de votre premier recueil poétique est emblématique de ce parcours : « Comment j’ai vu le monde ». Gérard Blua, comment en êtes-vous arrivé à l’écriture ?

Gérard BLUA : Par une nécessité de fils unique : communiquer. Je suis né dans un quartier populaire et dans un milieu modeste où le livre était porteur tout autant d’un savoir véhiculé que d’une présence active de soi dans le présent et le futur. L’écriture eut ainsi pour moi, dès le départ, un aspect magique. À six ans, assis sur les genoux de mon grand-père, je lui dictais des poèmes qu’il retranscrivait patiemment ; à huit, je remplissais déjà des pages entières d’alexandrins ou de petites histoires romanesques ; à partir de douze, je constituais une bibliothèque avec mes écrits et ceux demandés à des parents, des voisins et des amis de classe, auxquels je proposais des thèmes et des sujets. Des dizaines de cahiers virent ainsi le jour au fil des ans. Une librairie unique en son genre. L’enfant que j’étais avait dès lors, définitivement choisi l’adulte qu’il serait : écrivain et éditeur. Mais surtout pas un individu replié sur lui-même, un égotique jaloux de ses connaissances et méprisant ceux qui ne lui ressemblaient pas. En quelque sorte, j’avais quelque chose de l’artisan, porteur d’un savoir à mettre au service du mieux-être de tous. Mon outil à moi était la langue, mon outil à moi était la culture, que je m’efforçais de mettre en contact avec le grand public. Peut-être ainsi, pour être plus juste dans ma réponse à votre question, devrais-je dire que c’est l‘écriture qui est arrivée jusqu’à moi, grâce au système éducatif républicain, certes, mais aussi grâce à ma famille qui voyait dans mon instruction la seule clé pour une vraie réussite et un vrai épanouissement. 

Si la poésie est l’âme de votre travail créatif, vous avez touché aussi à d’autres genres : le théâtre, la nouvelle, le roman, l’essai, les biographies, l’étude des peintres. Vous avez même fait des incursions dans l’histoire en signant par exemple une « Histoire du Château d’If » et une « Histoire des Châteaux de la Loire ». N’est-ce pas, pour filer la métaphore, un appétit de l’écriture à la Dumas ? En tout cas, qui tient d’une inspiration bien méditerranéenne, nourrie de philosophie et de Lettres anciennes ?

Gérard BLUA : En matière littéraire, rien n’est pire à mes yeux que la spécialisation. Débiter des poèmes, des romans, des pièces de théâtre, des biographies à la chaîne, ce n’est pas l’idée que je me fais de l’écriture et de l’écrivain. C’est même pour moi la pire des façons d’envisager la création et la meilleure pour entrer dans le domaine du fabriqué répétitif. Quasiment du copié-collé. Michel Butor, dont j’ai publié poésie et entretiens, me disait qu’après le succès de « La Modification », son seul roman, il avait reçu maintes propositions pour en faire d’autres. Et il ajoutait que « faire » n’était pas de son vocabulaire. Combien courent après le Goncourt et autres prix littéraires, mitraillette à phrases à la main, et, pour ceux en ayant obtenu un, mitraillette à contrats ! Nous sommes loin du dire et du sens. En grec et en latin, il y a deux mots distincts pour dire « homme », soit dans le sens « humain », soit dans le sens « sexué ». Et c’est important de les dissocier. De même, j’ai toujours pensé que, dans toutes les langues, il faudrait deux mots pour définir précisément l’écrivain créatif de l’écrivain ludique. Celui qui cherche et met du sens de celui qui vous fait passer un bon moment sans plus. Car est écrivain, celui qui a une vision du monde, une approche de l’homme dans son inventivité, sa spiritualité, son avancée dans l’histoire. Et ce qu’il a à exprimer dans cette lente construction de sa cosmogonie ne passe pas par un filtre unique de technique d’écriture. Pensons à Albert Camus qui fut à la fois journaliste, mais encore romancier, dramaturge, essayiste. Que retenir de lui ? Sa philosophie ou le genre littéraire qui l’exprima ? En ce qui me concerne, si ce que j’ai donné à lire confine à la mosaïque, tant mieux. Et demeurons dans cette civilisation commune du mare nostrum antique, mon berceau amniotique. 

Français né à Marseille, vous descendez par votre mère d’une famille grecque, immigrée et modeste, et par votre père d’une famille italienne, et vous qualifiez les deux de conscientes de l’importance du savoir et de la culture, en harmonie avec la République laïque. Vous êtes donc quelque part un « pays » de Zinedine Zidane. À votre époque, comment se passait l’harmonisation entre les origines et la citoyenneté française ?

Gérard BLUA : Zidane est une icône du football en France et en Algérie tout comme Karabatic l’est pour le handball en France et en Croatie. C’est une constante moderne des réussites individuelles dans un pays dont on a choisi la nationalité par rapport à ses origines. Et cette dualité me semble saine et naturelle. La gémellité de cette reconnaissance repousse de fait les oppositions pour une véritable osmose. Mais, au-delà du meilleur footballeur mondial, vous auriez pu citer des dizaines de milliers d’universitaires, d’avocats, de juges, de hauts fonctionnaires, d’entrepreneurs d’origine algérienne qui ont aussi réussi leur parcours de vie en France. Mes grands-parents maternels ont subi, à Smyrne en 1922, comme des dizaines de milliers d’autres victimes grecques innocentes, la violence des remous de l’histoire en Asie Mineure. Ils ont dû fuir le pays où ils étaient nés pour se retrouver à Marseille. Ma mère, conçue à Smyrne, est née dans la cité phocéenne. Ma famille italienne avait suivi le même chemin une génération auparavant. Cela posait bien sûr des gros problèmes, notamment linguistique et religieux, l’alphabet grec n’étant pas l’alphabet romain et les orthodoxes n’ayant pas les mêmes jours de fêtes que les catholiques. Pourquoi dire cela ? Parce que se retrouver dans un pays étranger avec la ferme intention de s’y installer pose fatalement des problématiques culturelles. Mais réussir dans ce pays implique au moins l’acceptation d’un certain nombre de ses règles. J’ai été nourri d’une excellente cuisine grecque et italienne durant toute mon enfance, mais c’est la langue française qui a nourri mon esprit. Mes grands-parents et mes parents avaient ainsi intuitivement – ou bien pragmatiquement – compris que l’ère des missionnaires était close depuis bien longtemps et qu’il était impossible de demander à autrui ce que l’on n’aurait pas accepté qu’il nous demandât. L’étude de la philosophie sur le banc des écoles de la République laïque m’a ouvert tout autant à Socrate qu’à Avicenne, à Montaigne qu’à Voltaire, à Descartes qu’à Camus. Quant à l’étude de l’Histoire, non point celle de court terme qui est celle des nations, mais celle des civilisations de l’humanité depuis près de dix mille ans, elle m’a appris que le sens de l’humain n’est pas dans la violence, mais dans l’approche d’une harmonie qui exclut les solutions finales. Où nous situons-nous ? Pensons à Galilée face à l’Inquisition. « Pourtant elle tourne ! » C’est cette certitude qui maintenait le sens de la marche du monde, dans les turbulences du moment.

Votre histoire personnelle en tant qu’éditeur professionnel avec les éditions Autres Temps a commencé par une sorte de manifeste autour de la langue française quand, en 1990, vous vous êtes opposé frontalement à la réforme de l’orthographe. Racontez-nous ce coup de gueule citoyen qui eut alors beaucoup d’éclat et ce qui en a découlé dans votre vie.

Gérard BLUA : C’est l’un de mes plus beaux souvenirs personnels, loin de ce que vous nommez « coup de gueule citoyen ». J’ai d’ailleurs observé que, depuis l’étranger, je n’étais point un petit Français qui luttait pour des détails sémantiques et grammaticaux de sa langue, mais qu’à la frontière dévorante et réductrice de la mondialisation, j’étais tout au contraire sur le fond, et que c’était à tous que je demandais fortement de défendre et faire respecter leur propre langue face à une dangereuse dérive de simplification. Ce n’est donc pas un hasard si mon combat fut souligné par la presse anglophone. La langue anglaise, particulièrement attaquée par sa généralisation planétaire, était devenue un anglais de cuisine à la structure simpliste n’ayant rien à voir avec l’idiome de Shakespeare ou Shelley. Or, comment exprimer la complexité du monde avec trois ou quatre cents mots ? Comment approfondir l’étude du micro et du macro univers sans avoir à sa disposition un outil linguistique affiné ? Et l’on comprend bien que toutes les langues sont concernées et qu’il appartient à chacun de défendre la sienne. Moi qui ai fait une dizaine d’années de latin et huit de grec ancien, je sais combien ces langues demeurent encore bien vivantes dans leur finesse et leur richesse. Et il en est de même de l’arabe littéraire, héritier, lui aussi, de ses lointaines origines. Toutes sont emblématiques des pensées et découvertes scientifiques sans lesquelles, aujourd’hui, nous ne serions rien. En tout cas pas grand-chose. La bataille est loin d’être terminée, mais « la vie est un travail que l’on doit faire debout », comme l’a écrit Alain.

En tant que patron des éditions Autres Temps vous avez consolidé votre action en faveur de la poésie, commencée dès 1982 avec les éditions Le Temps Parallèle où l’on retrouvait déjà de grands noms. Avec le recul, comment appréciez-vous cette aventure éditoriale.

Gérard BLUA : C’était une période rêvée, mais nous ne le savions pas. Le livre, et en particulier la poésie, était toujours magique pour le grand public. Je suis de la génération qui a vu naître la télévision, alors avec son unique chaîne. Que n’a-t-on dit ensuite sur cette unicité ! Surtout de la part de ceux qui ne l’avaient pas vécu. Un peu comme on arrange tels ou tels éléments historiques pour les faire glisser dans l’entonnoir des idéologies. Au milieu des années soixante fut proposée un soir de grande écoute « Les Perses », la pièce d’Eschyle. Succès populaire. Vingt ans après, avec Le Temps Parallèle, j’organisais des lectures-signatures poétiques dans les foyers ruraux. Succès populaire. Il faut remarquer aussi que, parallèlement à ce socle de lectorat hélas disparu, nous vivions une époque où les auteurs ne se considéraient pas comme des « stars » d’un système bétonné par l’argent et l’image projetée, mais comme des « disants » en quête de lectorat, ce qui m’a toujours semblé le seul sens que l’on puisse accorder à l’écrit. J’ai donc pu facilement réunir dans mon éditorial des statures d’importance : Tahar ben Jelloun, Guillevic, Cabral, Butor, Norge, Gaucheron, autour de débutants s’étant d’ailleurs faits un nom depuis, comme Jean Aron ou Jean Siccardi.  Une période rêvée, oui, nous le savons désormais.

Dans les années 90, vous avez été parmi les premiers à être à l’écoute des poètes algériens. Vous en avez édité plusieurs en favorisant quelquefois les livres collectifs. D’où vous est venu le déclic de votre engagement solidaire avec le drame algérien ?

Gérard BLUA : Mais parce que, justement, c’était un drame humain, une situation dans laquelle des intellectuels, journalistes, écrivains, psychiatre comme Mahfoud Boucebci, étaient massacrés, têtes de proue, il faut le dire, des victimes d’une terreur qui touchait tout le monde. Accepter la différence de l’autre, dans un monde civilisé, c’est la chose la plus difficile à réaliser. C’est si simple, en effet, la compagnie de ses clones. Et c’est si difficile de faire accepter que chacun puisse vivre différent de l’autre à côté de l’autre. Tous les pays ont vécu au moins une fois une situation aussi pénible. En France, lors de l’Occupation nazie et de la collaboration de certains de ses intellectuels et hommes politiques, ce n’était pas si mal non plus. Je suis né à la Libération. Autant dire que j’ai quelques gènes de la mémoire. Et il m’a semblé effectivement, au début des années 90, que mon devoir était d’ouvrir la porte de mes éditions à ceux qui étaient menacés et exilés. Pas seulement en France d’ailleurs. Hamid Skif, dont je salue la mémoire, vivait en Allemagne. Et c’est au Québec que j’ai rencontré en 2000 Hamid Tibouchi, avant de le publier. Il y eut aussi en 1996 un collectif, « Les Écrits d’Algérie », qu’il fallut rééditer. Puis, plus tard, l’aide apporté à la création à Alger de la revue « 12 x 2 », sur le modèle de la revue poétique « Autre Sud » que j’avais créée en 1998 et dont Rachid Boudjedra fut le poète invité en 2003. Enfin, il faut tout de même évoquer la publication de l’un de vos recueils et surtout de votre superbe « Anthologie de la poésie algérienne francophone contemporaine », dont la version poche va très prochainement paraître chez Points poche. Je suis pour un militantisme de l’esprit et de l’intelligence. C’est mon unique combat et le fil conducteur d’une vie où je n’ai pas ménagé ma peine et où l’on ne m’a pas ménagé non plus. Mais il y a des richesses qui savent échapper à la cotation en bourse et qu’il faut partager à la table des réalités incontournables.

 Vous êtes cité dans la monumentale anthologie poétique de Robert Sabatier, vous êtes l’un des 65 poètes retenus par Tristan Cabral dans son « Anthologie des poètes du Sud, de 1914 à 1984 ». Naguère Aragon pouvait oser dire : « La poésie, notre poésie, se lit comme le journal. Le journal du monde qui va venir ». Quel regard posez-vous sur la poésie contemporaine et plus particulièrement française ?

Gérard BLUA : À l’aune des concepts actuels – vitesse et précipitation –, je suis déjà trop âgé pour appartenir à la poésie dite contemporaine. Ma présence dans diverses anthologies ne peut qu’aggraver mon cas. Peu me chaut, car cela me sied parfaitement. La poésie est hors du temps, puisqu’elle colporte un temps qui n’appartient qu’à l’éternité. Au-delà des époques et des géographies concernées, il y a donc autant de poésies qu’il y a de poètes. L’originalité est la marque même de cet univers rare. Et tout ce qui se ressemble, en matière d’art et d’écriture, ne peut appartenir qu’à l’usinage industriel. J’ai lu dans vos colonnes une admirable assertion du plasticien Zineddine Bessaï : « L’universalisme est en train de nous tuer. » Eh oui, la mondialisation outrancière est aussi dangereuse pour l’homme que les idéologies les plus pernicieuses qu’il a su inventer au fil des siècles. Ce que l’on appelle contemporain, l’avez-vous remarqué, ce sont tous les artefacts interchangeables produits sur la seule notion d’appartenance à aujourd’hui. Comme si accepter sa culture et sa civilisation pouvait être une injure au progrès. Mais il y a plus grave : toute cette production semblable ne dit plus rien et donc n’a plus de sens. Par voie de conséquence, elle n’est porteuse d’aucune émotion. C’est froid. Immobile. Plat. Pour les meilleurs morceaux : c’est lisse. Où est le partage dans tout cela ? L’appel ? La reconnaissance ? La découverte ? Tout ce à quoi l’on peut croire aboutit forcément, dans son excès, à ce à quoi l’on ne croit pas. Une mosaïque, c’est l’union d’une multitude d’éclats colorés. Comment appelle-t-on l’union d’éclats monochromes ? Un moellon. Je pense que, si nous ne demeurons pas extrêmement vigilants, nous entrerons bientôt dans la civilisation du moellon. Mais j’ai confiance en l’avenir des hommes. On aura beau faire, jamais ils ne se ressembleront tous. Le  vrai poème, l’immortel poème, saura rester unique. Dans le foisonnement de poèmes uniques.        

Vous écrivez dans « Fragments du Mystère », un recueil en préparation :
« Qui de l’ombre ou de l’arbre
   projette l’autre,
  d’hier ou de demain
  porte le sens du vrai ? »
Chez vous, la philosophie n’est jamais loin du poète. On sent une nouvelle tonalité dans votre poésie. Une forte empreinte de mélancolie et de doute sur la vanité de la destinée humaine, à l’aune des espaces infinis dont les mystères retiennent de plus en plus votre regard de poète ?

Gérard BLUA : J’ai souvent posé la question de l’utilité de la poésie dans la mesure où elle ne serait pas porteuse de sens. Si elle ne faisait qu’utiliser des mots pour ne rien dire. Si elle n’était que bruits. Ou borborygmes. J’ai connu tout cela. Y compris, je dois vous l’avouer, la honte – c’était justement à Alger – de voir quelques compatriotes poètes invités se moquer ainsi d’un public venu probablement entendre autre chose. En fait, il me faut retrouver sans cesse dans la lecture et l’écriture cette magie originelle dont je vous parlais plus haut. Le langage est sacré. Il ne faut ni le dévaluer ni le gaspiller. Il faut lui donner force et percussion. Le lester d’une parole de quête. Par le dire, la poésie prend son envol. C’est là-haut, dans les sphères supérieures de l’esprit, qu’elle porte sa réflexion. Et c’est là que niche encore la philosophie. Dans le domaine des idées. Mais peut-il y avoir un seul domaine en littérature, art, musique, qui ne soit celui des idées ? Probablement que chez moi, le philosophe est poète. C’est une autre façon de proposer une pensée philosophique. Combien serait dramatique de vouloir intervenir sur la scène publique dans le silence des idées et le cliquetis des mots désincarnés. Trop souvent la réalité dépasse, hélas, cette fiction.

 Vous êtes né et vivez à Marseille (que vous avez célébrée sous différentes formes), la cité par excellence des brassages et des rencontres complexes et fertiles entre les peuples – imposés par l’histoire de la colonisation française ou conséquentes d’une mondialisation à plusieurs vitesses. Entre les deux rives, à la faveur du Cinquantenaire de l’Indépendance de l’Algérie, quelle histoire, selon vous, reste à écrire entre les peuples français et algérien ?

Gérard BLUA : Je suis né moi-même d’un brassage. Ma mère grecque reçut la nationalité française à l’âge de huit ans et mon grand-père, originaire d’Italie, a connu dans sa jeunesse marseillaise les terribles agressions contre les « babis ». L’Histoire n’est qu’un recommencement. Mais qui connaît tous ses mécanismes peut garder son optimisme. Et dans les pires moments, ne surtout pas perdre de vue ce qui, de toute façon, sera. Ne pourra qu’être. Quand Amin Malouf dit dans vos colonnes : « Je crois que l’histoire de la Méditerranée n’a jamais été une histoire où d’un côté elle était le berceau de civilisations et de l’autre de confrontations », il ne précise rien quant aux rives concernées, car il sait très bien que chacune d’entre elles fut alternativement l’un et l’autre. Ce qui sera, c’est que tous ceux qui ont déjà surmonté les épisodes les plus rudes sauront amener les autres sur le terrain qui est déjà le leur : amitié, fraternité, coopération professionnelle, culturelle, artistique. L’expérience, qu’est-ce, sinon de ne pas faire systématiquement les mêmes erreurs et même de savoir faire éviter les pièges dont on connaît le positionnement ? Je crois pouvoir vous dire qu’il y a bien longtemps que cette histoire entre la France et l’Algérie a entamé son écriture. Nous sommes nombreux à en vivre la lecture.

A.K.