jeudi 20 mars 2014

Témoins du temps

A propos d'une 
 Une exposition de Salah Oudahar   
  
La pierre telle qu’en-elle-même
La pierre est une matière de survie à tous les égards. Elle est selon le regard ruine ou vestige. C’est aussi un voyage immobile dans la mémoire des choses et des êtres. Elle avant tout ce catalyseur formidable de la mémoire fertile de Salah Oudahar qui lui permet de rassembler  dans une exposition -  se  déclinant  par degré  comme le soleil levant du pays natal- les différents plans d’une quête métaphorique. Un soleil qui se lève  ainsi sur les fragments  ravivés et rassemblés d’un itinéraire à la fois pétri par l’expérience personnelle et la rencontre la plus ouverte sur les autres et le monde.
Salah Oudahar brasse avec poésie et savoir une mémoire qui plonge ses racines à la fois dans l’enfance et l’histoire. Chaque plan de l’évocation participe de la chorégraphie des « Témoins du temps ». Inexorable travail du temps sur la durée et l’espace qu’annoncent et prolongent  les petites comme les grandes choses. C’est un vrai parti-pris des choses pour évoquer en l’occurrence Francis Ponge. « Il ne s'agit pas d'arranger les choses (le manège) [...]. Il faut que les choses nous dérangent. Il s'agit qu'elles nous obligent à sortir du ronron. » (Méthodes, 1961), écrivait ce dernier.                            
 Ici il ne s’agit pas seulement des objets et des lieux. En ruines ou en mouvement. Les images évanescentes du passé y trouvent  place et espace à des recompositions qui empruntent à la nature et à la nostalgie une vivacité renouvelée et un sens où le pluriel n’est plus un péché. Celui dont le père fut un tailleur de pierres retaille par son regard les panoramas du passé  - et les blessures sécrètes ou enfouies de l’enfance qui s’y déployaient avec innocence ou imprudence. Passé de confrontations et de chocs sur une terre que l’histoire depuis des millénaires a rendu fascinante et le rendez-vous de luttes et de conquêtes  éphémères devant les résistances autochtones.  Ce que l’on pourrait croire n’être que des ruines témoigne de l’exploit de ses guerriers et de ses aèdes. La ruine est ailleurs. En témoignent les colliers de pierre qui parsèment les terres profondes et qui répondent dans une correspondance étourdissante aux portes et aux fenêtres ébréchées des maisons de pierre encore debout, comme des corps saignant à l’encan. Pierres, demeures et lieux comme orphelins que Salah Oudahar restitue par-delà leurs cicatrices et leurs fêlures  dans la noblesse de leurs lignages. Ils témoignent et interpellent le passant.                                         Ici qui passe  ou monte le chemin ?
Un air d’absence et d’abandon imprègne l’atmosphère. Les images auraient-elles suffi au témoignage ? Le poète qui agence les vues et les icones en appelle aussi à la parole. Econome et emblématique : Les êtres/Les choses/Et leur nom.
Qui est l’Ombre gardienne des lieux en ces terres ? Toujours  "La pierre / Telle qu'en elle-même / Insouciante / Gardienne des lieux / Témoin du temps", Mais l’enfant que fut le poète avait-il le loisir ou la protection de l’insouciance du temps et de l’espace ? Résonnent  depuis la nuit des temps le bruit et la fureur qui ont transformé  son vert paradis en un atelier de l’enfer.
Le dieu de la guerre a fait souffler le feu et le fer et  dont la famille du poète fut l’une des victimes propitiatoires. Des victimes qui ont relevé le défi de l’histoire. Et qui ont fait le rêve d’un monde nouveau. Quelques photos de famille suffisent à Salah pour évoquer toute une épopée dont les nouveaux pharisiens ont machiné un discours à la fois  tonitruant  et bien creux maintenant. Le silence en l’occurrence est comme une réinvention d’une résistance à taille humaine.
 
Sur ces terres de Kabylie maritime,  l’exposition de Salah Oudahar nous donne à saisir  le ciel, la terre et la mer  dans de perpétuelles noces   solaires et   nocturnes. Sans grandiloquence. Au ras des vagues, des tissures, des blessures  et des exils. Eternité d’un songe en devenir.
 
A.K.
 
 

Chronique des deux rives Audin dans sa lumière

 
                                          Audin dans sa lumière
                 
 
 
 
 
Qui aura entendu la voix de Josette Audin après la sinistre révélation posthume du tortionnaire Aussaresses ?
Le voile est-il finalement levé près de 57 ans après l’assassinat du jeune mathématicien, militant du parti communiste algérien, ardent militant de la cause algérienne, Maurice Audin. Rien n’est moins sûr selon sa veuve, tant le sicaire Aussaresses  aura semé au départ  sur son chemin de   mensonges, de demi-vérités pour ensuite se répandre dans d’odieuses confessions qui mettent au jour un véritable système de liquidations des patriotes algériens. Et les mots de «  O », tel qu’il a été nommé il ya bien longtemps dans l’œuvre emblématique d’Yves Courrière « La guerre d’Algérie », évoquent «sans regrets ni remords »  le mal avec une banalité qui donne des sueurs froides rétrospectives.  "Eh bien on a tué Audin, voilà ! On l’a tué au couteau pour qu’on pense, si on le trouvait, qu’il avait été tué par les arabes"."Qui c’est qui a décidé de ça ? C’est moi"… ». Voila  à quoi se réduirait le mystère Audin  selon les aveux recueillis  par Jean-Charles Deniau dans un livre-document qui vient de paraître : "La vérité sur la mort de Maurice Audin" (éditions Equateurs).                                                       Jean-Charles Deniau  affirme que Maurice Audin a été assassiné sur les ordres du général Massu…                                                    
Pour Josette Audin: "Aussaresses est un être immonde qui a menti toute sa vie".
 
 
C’est en fait une véritable affaire d’Etat sur laquelle la lumière reste à faire.  Les propos posthumes d’Aussaresses   accréditent l’enquête  de  la journaliste Nathalie Funès  publiée en mars 2012  par le Nouvel Observateur, dans laquelle  celle-ci révélait l’existence d’un document inédit, conservé dans les archives de la Hoover Institution  en Californie. Il s’agit d’un manuscrit du colonel Godard, ancien commandant de la zone Alger-Sahel. Ce document contredit la thèse officielle selon laquelle Maurice Audin se serait évadé lors d’un transfert. Il confirme que le militant communiste a été tué par les militaires qui le détenaient et mentionne le nom de celui qui l’aurait assassiné. Jusqu'à présent, l'hypothèse la plus souvent évoquée  -toujours démentie par l'armée- était celle de Pierre Vidal-Naquet (décédé en 2006), l'auteur de "l'Affaire Audin". Selon Vidal-Naquet, Maurice Audin aurait été étranglé au cours d'un interrogatoire par le lieutenant André Charbonnier,  "dans un accès de colère».
La disparition-assassinat de Maurice Audin est une  affaire d’Etat qui fait partie des horreurs commises durant la dite « Bataille d’Alger ». Rappelons : Le 7 janvier 1957, Robert Lacoste,  gouverneur général de l’Algérie, reçoit du préfet Barret, avec l’accord de Guy Mollet, président du Conseil des ministres sous la IVème République française, l’autorisation de transférer la totalité des pouvoirs de police à un général de l’armée pour réprimer la résistance du peuple algérien. Le général Massu est désigné. Il constitue un état-major officiel avec le colonel Godard, comme chef état-major adjoint de la 10éme Division de parachutistes .La création, à côté de cet état-major officiel, d’un état- major clandestin composé de Roger Trinquier, chargé du " renseignement " et Aussaresses alors commandant, de " l’action ".
On peut penser  qu’en fait, Aussaresses laisse derrière lui, à titre posthume, une bombe à retardement en révélant que l’ordre serait venu de Massu lui-même avec l’assentiment des pouvoirs politiques de l’époque, c’est-à-dire du gouvernement Guy Mollet (PS)…
En 2000,  était publié un appel de douze personnalités  parmi lesquelles Josette Audin, Madeleine Rebérioux, Gisèle Halimi, Germaine Tillon, Henri Alleg pour la reconnaissance de la torture en Algérie. Où en est-on ? En  décembre 2012, le président François Hollande a fait un geste symbolique, en se recueillant place Maurice-Audin. Il a aussi  a exprimé ses regrets pour les souffrances infligées par la colonisation au peuple algérien…Pour Josette Audin tout en trouvant bien  ces gestes attend des autorités françaises qu’elles aillent jusqu’au bout, à savoir : «   Qu’elles condamnent ce qui s’est passé en Algérie : la torture, les disparitions forcées et les exécutions sommaires. Comme le président de la République Jacques Chirac l’avait fait pour la rafle du Vél’d’Hiv... ».
Sa voix a-t-elle été entendue ? Au cours des  journées surréalistes que la France de vient de connaître à la suite   de « l’affaire Dieudonné », il y avait peu de chance…                                        
La haine se combat sur tous les fronts.
 
A.K.

Chronique des deux rives ‘’Contre la pensée fossile ‘’ (1)

                                        
‘’Contre la pensée fossile ‘’ (1)
En ces  temps d’effervescence citoyenne qui voit une nouvelle génération s’inquiéter, se passionner et se positionner quant au devenir de l’Algérie, par-delà les  strictes échéances électorales,  il est peut-être utile de se remémorer de celle qui par l’écriture, les mots et surtout le poème avait aussi fait vibrer sa voix. Elle ne fut guère entendue, reconnue mais elle avait lancé l’alarme et sonner  le « tocsin des mots », pour reprendre Maïakovski dans une effroyable solitude au lendemain d’une indépendance arrachée de haute lutte mais guettée au tournant par des cohortes de vautours et d’usurpateurs, ravisseurs de rêves.  Kateb Yacine avait déjà mis en garde en 1958 sur l'impasse qui menaçait la littérature à abdiquer ses droits à la critique face à l'instance politique : "Le vrai poète, même dans un courant progressiste, doit manifester ses désaccords. S'il ne s'exprime pas pleinement, il étouffe. Telle est sa fonction. Il fait sa révolution à l'intérieur de la révolution politique. Il est, au sein de la perturbation, l'éternel perturbateur". Propagandiste ou perturbateur ? L'indépendance acquise, la liberté retrouvée et par le fait même qu'il en a été l'un des artisans, l'écrivain est en droit de jouir d'une entière liberté dans son travail créatif. Mohamed Dib, avec Qui se souvient de la mer, récit à la fois allégorique et onirique, rompt avec la veine réaliste illustrée par sa trilogie romanesque Algérie. L’écrivain affirme :"Pour plusieurs raisons, en tant qu'écrivain, mon souci, lors de mes premiers romans, était de fondre ma voix dans la voix collective. Cette grande voix aujourd'hui s'est tue... il fallait témoigner pour un pays nouveau et des réalités nouvelles. Dans la mesure où ces réalités se sont concrétisées, j'ai repris mon attitude d'écrivain qui s'intéresse à des problèmes d'ordre psychologique, romanesque ou de style... Le temps de l'engagement est terminé... Les littératures, elles aussi, font leur temps" .Deux courants ont traversé la littérature algérienne. Une littérature proclamée "engagée", "révolutionnaire" qui domine officiellement et à laquelle l'édition est ouverte, l'autre, critique, subversive, dans sa thématique comme dans son écriture et qui est contrainte à évoluer en marge ou dans une quasi-clandestinité.   Les grands noms de la littérature qui se sont imposés au cours de la  guerre de libération sont, soit condamnés au silence, comme Malek Haddad, soit à l'exil que retrouve Mohamed Dib, après un bref séjour en Algérie indépendante. Mais la littérature algérienne d'expression française côtoie désormais  une production croissante en langue arabe, prolifique surtout en poésie promise à être consacrée comme véritable littérature nationale. Certains contempteurs n'hésitent pas à classer les œuvres en langue française parmi les "séquelles" du colonialisme. Mais les premières années de l'indépendance restent relativement propices à l'existence d'une littérature en langue française, essentiellement axée sur le témoignage, la narration historique et l'exaltation patriotique qui traduit en fait une certaine fuite devant le vécu et les contradictions du présent. De cette littérature, Mostefa Lacheraf, historien et sociologue, dira qu'elle ne décrit la réalité du combat anticolonialiste que "dans ses aspects anecdotiques et pseudo-épiques, les plus propres à cadrer avec une psychose idéaliste de la guerre de libérations".  Littérature du témoignage, c'est aussi une littérature de la répétition, de la redondance et de la célébration par rétrospective. Les journaux s'emplissent de poèmes déclamatoires sur les faits d'armes du passé, comme pour exorciser les contradictions entre le discours politique et les réalités quotidiennes. De ce décalage, Jean Sénac, tout en proclamant son attachement à l'utopie sociale, prend la mesure et dénonce les trahisons en route : "Il passe sur ce pays une froid de nord extrême". Après le coup du 19 juin 1965, qualifié de "redressement révolutionnaire", cette tendance à l'instrumentalisation de l'art trouvera sa pleine manifestation. Elle s'appuie sur deux facteurs : idéologique et technique. Au plan idéologique, se déploie un discours sur l'authenticité, le retour aux sources de la nation, appréhendées uniquement dans ses dimensions arabo-islamiques. Il s'agit de "récupérer" la personnalité nationale par la mise en œuvre d'un vaste processus d'arabisation, qui doit faire reculer la pratique de la langue française dans tous les aspects de la vie. Au plan technique, la monopolisation des moyens d'édition et de diffusion par l'Etat permet au pouvoir d'asseoir son contrôle sur toute publication. Une seule entreprise, la Société nationale d'édition et de diffusion, dispose des prérogatives d'impression et de diffusion des écrits dans toutes les disciplines. Si la censure n'existe pas officiellement, un "comité de lecture" anonyme décide de toute publication. Une littérature "sur commande" se met en place, qui favorise les versificateurs. Dans le catalogue des éditions, il est rare de trouver une œuvre notable, encore moins d'y voir figurer une œuvre des écrivains de talent qui ont émergé durant la guerre. Ni Mammeri, ni Dib, par exemple, qui publient à l'étranger. Le recueil posthume d'Anna Greki, Temps forts, parait à  ‘’Présence africaine’’(1966). A signaler une exception : Pour ne plus rêver, le premier recueil de poèmes de Rachid Boudjedra, aux Editions Nationales (1965) qui dira plus tard : "Comme j'ai été engagé et structuré très jeune dans la guerre d'Algérie, je n'ai pas de complexe à faire rendre gorge aux faiblesses du fait national algérien. J'ai évité aussi la littérature genre ancien combattant pompeuse et malhonnête. J'ai évité de tomber dans le piège de la littérature anticolonialiste comme l'ont fait de nombreux écrivains algériens parce n'ayant pas participé à la guerre, ils ont des complexes et essayent de se racheter une conscience". De façon générale, cette littérature dite nationale ne dépassera pas les frontières du pays et n'aura d'autre valeur que celle de fonctionner comme caution politique. Subventionnée, diffusée par le circuit des librairies étatiques, elle ne créera guère  l'événement littéraire. Dès lors que l'édition favorise les œuvres conformistes, les écrivains novateurs se tournent de plus en plus vers l'étranger pour éditer leurs œuvres. C'est ainsi que, coup sur coup, deux œuvres publiées en France opèrent une rupture fracassante avec la littérature consacrée officiellement : ‘’Le Muezzin’’, de Mourad Bourboune (Christian Bourgois, 1968) et La répudiation de Rachid Boudjedra (Denoël, 1969).Les deux titres cités plus haut sont présentés comme des romans. Mais, encore une fois, nous sommes en présence d'œuvres qui échappent à la classification traditionnelle des genres littéraires. A l'instar de ‘’Nedjma’’, ‘’Le Muezzin’’ et  ‘’La répudiation’’  tiennent davantage de la poésie tant dans leur écriture que dans leur construction. Le Muezzin, personnage principal du récit est un "porteur de parole" qui s'élève contre "la pensée fossile". Il vient apporter la perturbation dans l'unanimisme de la tribu qui s'enlise dans les villes. "Le fracas des armes s'est tu. C'est l'après-guerre : est-ce l'arrivée ?’’. Le Muezzin est seul, il doit mener le combat contre la ville, épuiser l'envers de la colonie. Le pays s'envase. Avec le Meddah, barde des mauvais jours, à coup de mélopées sauvages, de fureurs et de violences sacrilèges, il jette les bases de l'anti-Coran pour conjurer tout un grouillement de reptiles dans l'ombre neuve du drapeau" .La parole qui se fait entendre transgresse le code établi, dans la forme et le contenu, portée par une écriture décapante qui verse parfois dans le délire pour traduire le poids de l'hypocrisie sociale. Au cœur de la contestation brandie par le barde, la cible est la religion, "les phraseurs imbéciles qui hantent nos mosquées". Mourad Bourboune fait éclater le tabou religieux   qu'un retour au passé, à l'héritage ancestral, pose comme une vérité absolue qui ne souffre pas l'examen critique. A l'opposé de cet Islam qui a été "la source vivifiante qui a permis à tout un humanisme de naître, à la civilisation de s'enrichir". Pour renouer avec la vitalité du Message, il faut s'orienter vers "un pèlerinage païen", fonder une nouvelle parole subversive mais en vérité fidèle aux préceptes de la Parole primitive.
A.K.
 
                                                                                                        (À suivre)
 
 
 

Mémoire de sable

à Pierre Koehl

 

 

                Dans ma mémoire comme un petit éclat d’Eden reste fiché.

 

                                                         1

Mahmoud Darwich nous confiait avant le Grand Départ : « Celui qui écrit son histoire hérite la terre des mots, et possède/ le sens. Entièrement ». D’abord Aïn-Taya, le village natal, Maskat al ras, l’expression en arabe est d’une grande puissance évocatrice. On naît effectivement la tête la première, c’est là où le lien ombilical est coupé au sens propre du mot. La tête la première jetée dans son destin terrestre en provenance des profondeurs maternelles. D’une terre à l’autre. Ain-Taya, un certain 25 décembre du milieu du siècle dernier. Né dans un village colonial, au son peut-être des d’un you-you réprimé de la Grand-mère et celui certain des cloches de l’église annonçant la glorieuse Naissance de Sidna Aïssa, le Christ rédempteur… Ce village remonte au temps de la conquête coloniale. Et selon la chronique coloniale, ce n’était que fourrés et broussailles, un lieu-dit à trente kilomètres d’Alger, parsemé de palmiers-nains, inaccessible, La Rassauta. Faut-il penser que nul autochtone n’habitait les parages ? Une autre version de Terre promise… En ce lieu, sur trois mille hectares, est né donc le village, suite à un décret signé le 30 septembre 1853 par Louis-Napoléon Bonaparte, Empereur de France (qui fit au moins deux voyages en Algérie, la voulant érigée en Royaume arabe dans le giron français, dirigée par l’émir Abdelkader lequel refusa sa proposition…). Les premiers habitants furent des émigrants des îles Baléares, connus en tant que « Mahonnais ». Le mot fera fortune pour désigner un pain fameux, arabisé en Khobz maounis (pain mahonnais). Prospérant par l’agriculture, entourée de domaines coloniaux, la commune Ain-Taya, dans les années cinquante, était une sorte de quintessence du farniente colonial. La commune s’imposa très vite, et sans discontinuer jusqu’aux années 60, comme l’incontournable station balnéaire, prisée des Algérois… Les Tamaris sur la falaise, et tant de restaurants aux enseignes fleurant ouvertement les terroirs français: Le Bougainville, Le Chalet Normand, et toute la toponymie inspirée des corsaires des de France, imposée aux villages avoisinants : La Pérouse, Suffrën, Surcouf et j’en passe. Toponymie sourde au monde autochtone . Seul , le lieu-dit Aïn-Taya avait sauvé sa mise, peut-être au prix d’une déformation phonétique. Et du sens : Aîn-Teyr… La Source des oiseaux. Le signe et le signifiant d’une conquête par l’art de la toponymie .Pas une mosquée, pas un bain-maure. Il fallait se déplacer à Rouïba, le chef-lieu de circonscription. C’était un évènement : commanditer le taxi, préparer la famille au voyage : 7 kms de route à travers des orangeraies ! Senteurs de l’enfance, marques du lieu natal. Faire la part de l’épaisseur des choses, des parfums – et des poussières - d’un monde comme évaporé, et aussi des images éparses d’un chemin de vie mouvant. Ce grenadier sauvage, poussant contre toute attente dans le pré à l’abandon, livré aux chardons, est-il toujours debout ? Qu’est devenue la blonde petite Simone, la fille du voisin, et nos jeux de Sioux ? Un monde enfouit l’autre. » .L’église reconstruite tout en béton est aujourd’hui un gymnase. Le dernier curé du village, à l’indépendance, se fera alphabétiseur. Je l’ai retrouvé avec émotion en Occitanie du côté d’un village nommé Castelmourou qu’il prononçait avec malice. Après la mort de sa sœur Carmen, qui avait perdu son époux durant « les évènements d’Algérie », l’abbé Pierre. E., aveugle, se meurt dans un hospice moderne… « Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin ». Qui lit aujourd’hui « Consolation à M. du Perier sur la mort de sa fille » de François de Malherbe si ce n’est un ancien colonisé ? N’a-t-on pas dit que les morts commandent aux vivants ? Derrière les apparences paternalistes de l’ordre colonial, des ressorts moins hypocrites sont à l’œuvre. Aïn-Taya, c’était aussi le siège d’un camp pour un redoutable escadron de parachutistes. Ils pouvaient s’y adonner au repos du guerrier. Et Alger était à peine à trente kilomètres et encore plus proches brochettes de Fort de l’eau. Je me souviens de l’arrivée en classe de nouveaux camarades dont les familles avaient été déplacées, chassées de leurs villages de Kabylie et des Hauts-Plateaux déclarés « zones interdites ». Il me revient en mémoire l’allégresse démonstrative et indécente de colons chantant et dansant à l’annonce de la mort du « Loup de l’Akfadou » , comme le surnommait la presse algéroise, le mythique colonel Amirouche de l’armée de libération algérienne. Surcouf, dans ma mémoire, ce n’est pas seulement la longue plage au sable fin, mais une longue journée de terreur vécue à la dachra . Des troupes arrivant sans discontinuer, et s’abattant comme une noria terrifiante contre des moudjahidines refugiés dans un gourbi et résistant à mort les armes à la main .Répression atroce contre les villageois, et nous enfants et femmes acculés dans les fossés. Images à la Goya : des jeunes de 15 à 17 ans fusillés froidement, brûlés, les femmes courageusement recueillaient leurs dépouilles. Ain-Taya par les plages. C’était la mention que portaient certains autocars. Ain-Taya pour l’enfer, svp, cet été- 59 ! La vie a repris ses droits et imposé ses désenchantements. La nostalgie est là aussi. Mon ami, le distingué poète Jean-Claude Xuereb , quatre-vingt et un, natif des hauteurs d’Alger où il se lia d’amitié pour la vie à l’université avec l’écrivain et poète Jamal Eddine Bencheikh, écrit en 2012 son « Ultime adieu au pays » : ‘’Le seul nom de Surcouf plus que celui du corsaire de bois d’ébène évoque sous le regard intérieur de la mémoire les replis tourmentés et protecteurs d’une crique idéalisée en havre de l’enfance ‘’. 2 Ensuite les premières allégresses de l’indépendance. Que reste-t-il d’Aïn-Taya de ces moments, de la fête algérienne, des comités de gestion dans les anciens domaines coloniaux ? D’Aïn-Taya du football-roi du commun des mortels au Chef de l’Etat. Ben Bella, premier président de l’Algérie indépendante, venait au passage donner un coup de pied dans le ballon au stade municipal. La première femme cosmonaute du monde, la soviétique Valentina Tcherechkova passant (c’est ainsi que l’image remonte à ma mémoire) dans une voiture découverte et la population l’applaudissant à l’époque sans réserve… Qu’est devenu le Seigneur de la Mer, ainsi nommions-nous P’tit Bouguin, ce pêcheur artiste qui faisait aussi office de maître nageur durant la période estivale ? C’était un silencieux qui semblait ordonner par un effet de sa volonté les vagues de la mer. Je crois qu’il lisait à peine, il m’avait demandé un jour de lui lire un article du journal. Je ne sais d’ailleurs plus de quoi parlait cet article, sans doute d’un interminable conseil gouvernemental, dans le seul quotidien national de l’époque en langue française. Comme maître-nageur, P’tit Bouguin avait succédé, je crois à l’oncle, foudroyé au volant dans un accident avec sa « Quatre- chevaux » (Renault) au Ravin de la Femme Sauvage, à Alger. En ces années-là, l’auteur de Nedjma mettait au point à Surcouf, m’a-t-on dit plus tard, son Cercle des représailles. C’était au moment où nous découvrions, fascinés, la beauté de la langue française, par les soins d’un Alsacien, notre maître (comme on disait alors), Pierre Koehl. Une langue que nous pouvions aimer enfin, dans une Algérie indépendante, sans perdre notre âme… 3 Delon le poète persan Saadi, « la pensée reconnaît la pensée par-dessus le gouffre du temps ». Ainsi donc la mémoire est un long, un interminable voyage entre plusieurs rivages. Et le retour de mémoire est une tumultueuse remontée vers ce qu’il y a de plus irrécusable et en même temps de plus précaire dans les avatars d’une vie. Un entre-deux, pèlerinage aux sources- ou païen par ailleurs. Senteurs de l’enfance, entre basilic et jasmin s’élançant avec force de simples pots en terre rassemblés et peints à la chaux par la grand-mère, dans la petite cour. « Mimi », elle se prénommait Malika, la reine. Un personnage tout en ordre, penchant vers l’autoritarisme domestique pour diriger la tribu familiale en expansion. Elle trahissait rarement ses émotions. La vie était dure, pénible, et le grand-père si peu conformiste, taciturne, sortant parfois de son silence en lissant ses moustaches ottomanes après un détour vespéral. L’air gai et les poches pleines de bonbons pour les petits-enfants quand il s’était attardé …Curieusement, en vieillissant, Mimi est devenue plus fantasque que le grand-père, comme libérée de tant de devoirs et de comportements compassés. Facteur auxiliaire (et réfractaire, on peut le dire maintenant qu’il y a prescription, il refusait de livrer une part importante du courrier des colons que la grand-mère brûlait dans une discrétion absolue…) de son état, baroudeur aux Dardanelles, dont seule la moustache évoquait l’équipée de 14-18, est parti le premier à l’hôpital de Blida au bout d’une semaine n’ayant pu dépasser le chagrin de voir son fils mourir à 24 ans dans ses bras… Facteur auxiliaire (nonchalant et réfractaire, on peut le dire maintenant qu’il y a prescription, il perdait sur les chemins du courrier que des bonnes gens- analphabètes le plus souvent- ramassait avec respect… Mes grands-parents, étaient cousins germains (à l’époque on n’épousait qu’en famille), reposent aujourd’hui tous deux dans un coin de Bousakloul ; une sorte de cimetière marin qui a aussi son Brassens, un journaliste sportif qui parlait de football avec poésie. Dans ma mémoire fiché comme un petit éclat d’Eden. 4 Mémoire d’enfant, de tous les enfants, en dépit de la guerre, celle de ma génération. À l’orée de nos jeunes années, la guerre d’Algérie vécue à la fois dans une confuse conscience et des élans d’exaltation sur lesquels il était difficile de mettre un nom définitif. Naître au milieu d’un siècle et au carrefour d’une rupture du monde qui paraissait posé de toute éternité, cela pouvait relever d’un destin inédit… Plus de cinquante plus tard, un courrier m’est parvenu de la ville de Tours que je n’ai vue, que récemment, toujours hanté par les pages inimitables des romans de Balzac…Une dame de mon âge m’écrivait pour me demander des nouvelles de son village natal. Dans mon double exil, je n’habitais le lieu que dans le souvenir. Nous nous parlons aujourd’hui, locataires d’un commun exil. Dans le lieu de nos enfances, nous avons dû nous frôler, ombres fugitives du même pays, promis au départ, à la séparation. En dépit d’un certain paternalisme tantôt bon enfant, tantôt pesant, du respect, voire de l’amitié entre individus pouvait naître mais dans le monde colonial, les frontières étaient de mise en règle générale. Certes vers la fin des années cinquante, on n’était plus au spectacle décrit avec force dans un reportage par Camus dans Misères en Kabylie. Ce n’était plus le temps de la pancarte sur une plage : Interdit aux chiens et aux Arabes. Dans ma mémoire fiché comme un petit éclat d’Eden… 5 Entre les deux rives de la Méditerranée, la distance semble sidérale. Deux mondes parallèles vaquent dans une apparente indifférence à leur destin. L’exilé, lui, vit sur ces deux parallèles intérieures. Il est condamné à une sorte d’ubiquité. Ici et ailleurs. D’ailleurs et d’ici, une sorte de courant alternatif. Et puis une mémoire commune est là, affleurant en permanence. Un temps historique dont on ne peut se débarrasser avec des visas. Pour l’exilé, il faut, au moins, deux béquilles pour gérer au mieux à la fois un déracinement et un refuge. Or, heureusement que les oiseaux existent. Estimée à leurs ailes, la distance est dérisoire. À défaut d’être des oiseaux, les hommes ont inventé les aéronefs. Déjà, aux premières heures de la Conquête, dans la foulée du débarquement le 19 juin, le futur intendant général de Raynal écrivait, après la prise d’Alger : « Me voici donc dans cette ville fameuse qui avait fait le désespoir de l’Europe. » Si la conquête d’Alger ne profita pas longtemps à la Restauration, la ville fut une aubaine pour l’Empire. -Un siècle après l’arrivée de l’armada sous le commandement de l’amiral de Bourmont – Alger deuxième ville de l’Empire fut promu par un général en dissidence avec l’État français du maréchal Pétain : capitale de la France Libre… Les Algériens attendront encore leur libération, et gardent de l fête de la victoire du 8mai-45 un goût de cataclysme. Chaque saison a ses chroniques aux prismes divergents. Paris n’a pas la météo d’Alger. Les vents ne portent les mêmes noms : Simoun, sirocco. Et quand souffla un Josué numide le vent des Aurès, la cérémonie des adieux fut définitivement actée. Dans la réalité comme dans le souvenir, Alger se donne à voir différemment, selon la manière dont on l’aborde. La plus gratifiante et qui reste de loin la plus riche en découvertes, à la fois panoramique et dans le détail, est celle du bateau. D’autres l’on déjà dit avant moi. Et il me revient certains passages de littérature exotique dans le Maghreb en général, et l’Algérie libéra de fiévreuses inspirations. Eclat de mémoire : Maqâm Echahid, le Monument aux Martyrs et la figure géométrique à l’horizontale de l’hôtel Aurassi, ajouté sur la face d’Alger comme les signes de ponctuation d’un pays assumant sa souveraineté retrouvée. Avant d’aborder, le silence est d’autant plus frappant qu’il sera très vite comme pulvérisé par le tohu-bohu d’un déchaînement à la fois humain et métallique ; voici déjà le front de mer avec son architecture haussmannienne acclimatée sans vergogne à l’Afrique. Un instant de distraction, et l’on se croirait en bonne vieille “métropole”. Hors l’illusion, la réalité historique des lieux éclate au nez du masque européen, la Casbah, cette agglomération sophistiquée de maisons blanches, distribuées en stratifications laiteuses, aujourd’hui plutôt café au lait… Bruits montant crescendo comme d’un orchestre obscur qui, en s’amplifiant, donne la mesure d’un bouillonnement diurne cessant brusquement à la tombée du soir. Le blanc et le bleu semblent s’épouser maintenant dans un mystère à la carthaginoise… Alger, c’est aussi, et surtout, ses habitants, les personnages hauts en couleur, pittoresque, tantôt bavards, voire flagorneurs, tantôt taciturnes, épris de gravité et de mélancolie crépusculaire. Terre tragique et rebelle, irriguée par tant de sang fratricide. Je pense ainsi à un enfant de la Mitidja, Jean Pélegri , et sa « mère l’Algérie ». Rencontré dans la ville solaire d’Annaba, l’antique Hippone de Saint-Augustin et à Toulouse, la Florence du Sud-ouest français. « Aucun écrivain français d'Algérie, pied-noir comme on dit aujourd'hui sottement, n'a accepté comme il a fait l'Algérie tout entière et telle qu'elle était depuis toujours » à écrit à son propos Jean Daniel. De son poème Les paroles de la rose, « composé », a-t-il dit, « avec des phrases sorties de la bouche d’une vieille femme de ménage arabe, dont je parle dans Les Oliviers. C’est elle qui m’avait poussé à écrire ce livre. Elle était le peuple - le vieux peuple algérien avec sa douceur et son sourire. Elle était la poésie. Je ne lui ai servi que de kateb, c’est-à-dire d’écrivain public ». Vers brûlants et pathétiques : « Nous sommes tous fous, m’sieur Jean Dieu nous a tout donné La main pour caresser Et elle sert à tuer La grenade pour la bouche Et elle sert à mutiler La terre pour tapis Et elle sert à enterrer Pourquoi tout ça, m’sieur Jean ? Pourquoi ? Dieu nous a tout donné L’arbre pour son ombre Et il sert aux embuscades Le couteau pour l’orange Et il sert pour la gorge. ». Bien oublié sur les deux rives, Jean Pélegri. Aux deux extrêmes, pour ainsi dire, deux personnages tutélaires : le maître du Chaâbi (musique andalouse dans une déclinaison populaire avec des influences juives et berbères), dit Le Cardinal, (clin d’œil à Mgr Duval, le cardinal d’Alger avec lequel il avait en commun une haute stature ascétique ?) : El Hadj Mohamed Al Anka (le Phénix) qui donna à ce genre musical ses lettres de noblesse - et dont le chant hanta longtemps les longues nuits estivales d’Alger -qu’on vient de redécouvrir entre les deux rives comme témoignage et augure d’une fraternité possible-… Le second, Himoud Brahimi, dit “Momo”, recordman de nage sous-marine après la seconde guerre mondiale. Comédien de cinéma et de théâtre, homme de radio, chantre inlassable de la Casbah où il gardait la maison paternelle et qu’il voyait avec peine dépérir. Un autre amoureux d’Alger, le cinéaste Mohamed Zinet lui donnera le rôle de sa vie, celui du poète, ce qu’il était dans la vie, dans le film Tahya ya didou où il déclamait face à la mer : « Comme un cygne paré de toute sa blancheur dorée Le Soleil s’apprête à sortir de l’eau Il s’avance, immobile attendu par Léda. De très loin, le cygne te reconnaît, Et par une révérence ailée, il te salue. Et toi, mienne Casbah, Comme une jeune vierge de Botticelli qui attend tout de l’amour, Tu drapes ta nudité en baissant pudiquement tes paupières. » . Dans ma mémoire fiché comme un petit éclat d’Eden idéalisé… Toi, mienne Algérie. Abdelmadjid Kaouah Janvier 2012