dimanche 31 mai 2015

Un rêve méditerranéen (2)


CHRONIQUE DES DEUX RIVES
Par Abdelmadjid Kaouah

« Je publiais aussi un long poème de Jean Sénac, qui était venu en train depuis Alger pour assister à la tombée du journal et repartir avec un paquet d’exemplaires sous le bras : il avait dormi dans un coin de l’atelier d’imprimerie, m’ayant demandé de le faire réveiller au démarrage des rotatives ; il était enveloppé dans une couverture qu’il avait amenée avec lui en train, enroulée autour de son corps comme on le voit sur les images des soldats de la guerre de 14-18 ! »


Gil Jouanard -que nous citions dans la première partie de cette chronique consacrée au fameux « rêve méditerranéen » qui a fait long feu- est un poète, un écrivain de grande classe, reconnu. Mais l’on connaît moins l’homme qu’il est, son itinéraire pourtant long et riche en évènements. Nous avons eu avec lui il y a quelque temps un long entretien auquel il n’est pas superfétatoire d’y revenir tant s’y mêle un parcours autobiographique et la grande histoire, particulièrement celle qui concerne l’Algérie des années de braise et du grand rêve postindépendance.

Gil Jouanard, est poète, romancier, essayiste de renom. Il est cependant conscient d’écrire « une littérature atypique, volontiers intimiste, et très imprégnée de connotations culturelles donc, sinon difficile (ce qu’à mon avis elle n’est pas), du moins apparemment vouée à n’avoir qu’une audience restreinte, mais durable et profonde ». Ses « modèles » n’ont jamais été des best-sellers. Il ne contourne pas notre question mais il est convaincu qu’on « les lit encore cinquante ans, cent ans, deux cents ans, cinq cents ans après leur mort. Je ne dis pas que je suis de cette trempe, ce serait bien prétentieux ; mais je n’écris que pour une poignée de lecteurs de proximité, de proche en proche, sans me soucier de  l’ « audience » (cela ne servirait du reste à rien, mes préoccupations étant constamment en marge ou à l’écart de ce « dont on parle », des « thèmes » de l’époque (quand je ne les prends pas à rebrousse-poil avec mon tempérament volontiers farceur et contestataire. Les éditeurs font ce qu’ils peuvent. Même la critique m’a très correctement traité dans le passé. Mais cela ne change rien aux faits : je suis un auteur plus apprécié de ses confrères et de quelques journalistes ou universitaires que du « grand public ». Il n’empêche qu’il fut « lancé » grâce à René Char : « découvert par René Char »  : mais c’est de sa faute, à Char, dit-il, ou du moins à cause de sa gentillesse à mon égard ; je ne lui avais jamais demandé de suggérer à P.J. Oswald de mettre, en bandeau à mon premier recueil, « René Char recommande la lecture de ce livre » ; il le faisait par amitié, à la demande d’Oswald, qui le fit dans l’espoir de vendre quelques dizaines d’exemplaires de plus de ma « plaquette », au demeurant de facture assez naïve ».
 
Et d’ajouter, caustique comme il sait l’être quand il se refuse aux clichés : Écrivain, oui, certes, puisque j’écris et publie (beaucoup, sans doute même trop). Mais, à ce compte, le premier Sully Prudhomme venu l’est aussi ; pourtant il n’écrivit que des imbécillités…

Si l’œuvre reste difficile d’accès à au grand public, l’on  connaît encore moins  l’homme qu’il est, son  itinéraire  pourtant  long et riche en évènements  marqués au coin par la grande histoire au début des années 50/60.  Dès les premiers pas  de l’indépendance algérienne, il avait décidé, après son service militaire,  de rester en Algérie pour  aider le pays qui s’était vidé soudainement de près d’un million de pieds-noirs. Pourquoi et comment a-t-il franchi le pas ? Engagé comme stagiaire au service de la recherche radiophonique de la RTF, je saisis, dès décembre 1962 (j’avais été « libéré » en septembre), l’occasion de revenir dans l’Algérie à peine libérée, afin d’y participer avec enthousiasme, à vingt-quatre ans, au démarrage de ce qui me tenait à cœur : la vie culturelle d’un pays neuf. Résumons : très vite, je fus chroniqueur, malgré mon jeune âge (mais alors les énergies et les compétences manquaient), à la RTA (à la fois à la radio et à la télé, station d’Oran). Puis, quand se créa La République-El Djoumhouria dans les locaux de l’ancien Echo d’Oran, j’y fus aussitôt engagé (après avoir écrit un ou deux articles à titre d’ « essai ») comme secrétaire de rédaction (je « traitais » les dépêches d’agence), puis critique de théâtre et de littérature ; et enfin, à la fois, grand reporter (à travers l’ensemble de l’Ouest algérien) et responsable des pages culturelles (où je contribuai à la publication des p remiers textes des jeunes  – plus jeunes que moi – Mohamed Belhalfaoui et Malek Alloula.. ».

Et là , comme si la légende rejoignait le fait historique, il nous raconte cet épisode édifiant sur la passion poétique et algérienne de Jean Sénac  lors de son passage à El-Djoumhouria :  « où, nous dit-il,  je publiai aussi un long poème de Jean Sénac, qui était venu en train depuis Alger pour assister à la tombée du journal et repartir avec un paquet d’exemplaires sous le bras : il avait dormi dans un coin de l’atelier d’imprimerie, m’ayant demandé de le faire réveiller au démarrage des rotatives ; il était enveloppé dans une couverture qu’il avait amenée avec lui en train, enroulée autour de son corps comme on le voit sur les images des soldats de la guerre de 14-18 !!! ». Gil Jouanard tient à préciser  à préciser : » Je ne suis pas « resté » en Algérie ; j’y suis venu de façon délibérée, militante, par esprit de solidarité. J’avais refusé de m’y battre et y avais fait partie de ces « soldats du contingent » qui, plus nombreux qu’on ne l’imagine (ce que, curieusement, on ne dit nulle part : mais il est vrai que, au Train des Equipages, nous étions en majorité des sursitaires d’esprit libertaire, très politisés quoique sans partis, sans doute un peu atypiques !) avaient rejeté cette guerre (déjà, quoique très jeune, nous avions pour la plupart été opposés à la guerre en Indochine et étions violemment anticolonialistes). L’occasion s’étant présenté d’y revenir dès ma « libération » (je l’ai dit, j’étais, six mois durant, appartenu à l’équipe radio du service de presse, où nous étions tous contre cette sale guerre ; nous n’avions du reste à nous cacher que des officiers sympathisants de l’OAS, que nous connaissions (parfois prévenus par d’autres officiers, anti-OAS, qui nous mettaient en garde contre ces fadas criminels, car les autres étaient soit des gaullistes fidèles, ralliés donc à l’idée de l’autodétermination, soit même des types bien, révulsés à l’idée d’avoir à faire ce sale boulot (j’ai même connu un capitaine de spahis, ancien saint-cyrien, qui y était devenu…antimilitariste, en tout cas contre cette armée de répression !).

Des vicissitudes de l’ordre de la vie privée (une tumultueuse liaison amoureuse, avoue-t-il) furent causes de son départ précipité, en février 1965. Et, rentré en France, il devint, selon sa formule, un «professionnel de la culture», dans l’édition encyclopédique, puis dans un Théâtre National dont il fut directeur de l’information et de l’action culturelle, puis dans un centre culturel emblématique (à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon) où il créa la première cellule de création et d’animation littéraire en France et, peut-être, en Europe. À partir de là, sa « carrière » se diversifie, prend une tournure à la fois institutionnelle et aventureuse. Il crée quantité d’instances et prends une multitude d’initiatives (Fête du livre d’Aix-en-Provence, Rencontres Poétiques Internationales de la Chartreuse, Centre des lettres de Languedoc-Roussillon, commission « Lettres » de l’Assemblée des régions d’Europe, commission « résidences d’écrivains » du CNL, etc.). Dans la prochaine chronique nous aborderons ses relations multiples avec l’Algérie et de nombreux auteurs algériens, disparus ou vivants, les pionniers comme les continuateurs et les novateurs. C’est un vrai roman que la vie de Gil Jouanard.

A. K.

Par Abdelmadjid Kaouah

Poursuivons notre plongée dans l’histoire contemporaine de l’Algérie avec l’écrivain Gil Jouanard. Engagé comme stagiaire au service de la recherche radiophonique de la RTF, il saisit, dès décembre 1962 (« libéré » en septembre), l’occasion de revenir en Algérie à peine libéré, afin d’y participer avec enthousiasme, à vingt-quatre ans, au démarrage de ce qui lui  tenait à cœur : la vie culturelle d’un pays neuf.

« Je fus chroniqueur, malgré mon jeune âge (mais alors les énergies et les compétences manquaient), à la RTA (à la fois à la radio et à la télé, station d’Oran). Puis, quand se créa La République (El- Djoumhouria) dans les locaux de l’ancien Echo d’Oran, j’y fus aussitôt engagé (après avoir écrit un ou deux articles à titre d’« essai ») comme secrétaire de rédaction (je « traitais » les dépêches d’agence), puis critique de théâtre et de littérature ; et enfin, à la fois, grand reporter (à travers l’ensemble de l’Ouest algérien) et responsable des pages culturelles (où je contribuai à la publication des premiers textes des jeunes -plus jeunes que moi- Mohamed Belhalfaoui et Malek Alloula … ».

Des années plus tard, il a du mal à se rendre compte de la richesse et de la complicité de son parcours de l’Algérie à peine son indépendance arrachée  (temps lyrique que chanta Jean Sénac dans son fameux poème « Aux héros purs » qu’il ronéotypa et distribua aux premiers députés algériens !). Gil Jouanard    confesse : « Ce que j’ai vécu durant mes deux ans et demi à Oran et dans tout l’Ouest, de Tlemcen à Ténès et à Tiaret, en fait, est si divers, si riche, si surprenant, voire parfois fantasque, que je ne saurais le résumer en quelques lignes. J’en parle assez longuement dans un récit autobiographique publié aux éditions Phébus, « Un Nomade casanier ». C’était à la fois drôle et émouvant. Un jour, du côté de Tiaret, un vieux berger est venu vers moi et m’a dit, en gros : « Tu es resté ; c’est bien; il fallait rester ; si on n’y avait pas été forcés, on n’aurait pas tué tous ces gens ; moi, j’étais à Monte Cassino ; je n’ai rien contre les Français, mais on voulait notre indépendance, c’est normal, non ? » Je lui ai répondu que je n’étais pas pied-noir, mais Français de France, que j’avais été partisan actif de l’autodétermination, comme beaucoup des jeunes de ma génération ; et que je venais pour participer à la création d’un Etat nouveau, ce qui était exaltant ».

Dans les faits, derrière le lyrisme ambiant, la dure réalité et les luttes d’appareil étaient à l’œuvre. Au cœur du pouvoir et de la société embarquée dans l’aventure pittoresque mais sans grande efficience sur le terrain. Pour être honnête, je dois dire que la tournure prise par les événements, dès 1964/1965 me mit la puce à l’oreille. J’ai quitté l’Algérie quelques jours avant le coup d’Etat, par pur hasard ; mais déjà j’avais assisté à quelques scènes lamentables, qui m’avaient révolté (notamment l’incarcération du génial Safir, notre rédacteur en chef, un ancien de l’AFP qui avait quitté son emploi à Paris par patriotisme, en renonçant ainsi à plus de la moitié de son salaire français. Un journaliste remarquable). Déception, désenchantement ?
Gil Jouanard ne change pas de conviction : « Pourtant, jamais je ne me dis que j’avais eu tort de faire ce choix, quelles qu’en fussent les conséquences immédiates. J’avais rencontré tant de gens intelligents, généreux, durant ces deux ans et demi, que je m’étais dit que cela passerait, que l’Algérie repartirait vers l’avant,… un jour ou l’autre. Pour ce qui est de la culture, grâce à une poignée d’hommes admirables (je me rappelle de Mustapha Kateb, au TNA, Kaki à Mostaganem, pour le théâtre), un embryon du groupe pionnier, désorganisé mais plein de bonne volonté et parfois de bonnes idées, se mit en place. Malheureusement, la plupart des vraies compétences, mêmes mues par la meilleure des bonnes volontés, reculaient devant le manque de moyens, de structures, de vision d’ensemble, et aussi devant le marasme (fût-il plutôt bon enfant en ces années-là). Ceux qui tentaient l’aventure repartaient aussitôt, comme le magnifique Mohammed Dib, découragés (pas d’organisation fiable, salaires dérisoires, aucune infrastructure culturelle en état de fonctionnement, méfiance à l’égard de ce qui passait pour « occidental» et donc « colonial », mais ignorance du patrimoine arabo-berbère qui aurait pu compenser, apparition de prémices d’une régression des mentalités et des comportements, avec notamment l’apparition de ces inspecteurs de la religion auxquels l’esprit laïc des meilleurs Algériens vivant en France fut d’emblée allergique (et on les comprend, à la lumière du « cas Safir » à La République d’Oran.

S’il n’était  pas à proprement parler rédacteur en chef adjoint, même si cela pouvait en effet y ressembler, il était effectivement un des trois ou quatre cadres, responsables notamment de la rubrique culturelle et, du fait de la jeunesse et de l’inexpérience de la plupart des  rédacteurs algériens, j’assurais en effet, outre la veille du jour de « ma » page culturelle, un soir de permanence de direction par semaine. C’est ainsi qu’il eut ainsi à gérer le « démarrage » de deux événements majeurs : l’assassinat de Kennedy (dont nous célébrons ces jours-ci le cinquantenaire !) qui l’obligea à changer toute la «une» alors que le journal était prêt ou presque à être imprimé : « Je me débrouillai avec les dépêches de l’AFP et de l’APS ; en revanche, le soir où tomba par la filière du télex de l’APS l’annonce, à Cherchell, de la déclaration de guerre au « roitelet du Maroc », sic, prononcée par le « frère Ben Bella », je dus appeler dare-dare Otman, le directeur, car je ne pouvais m’autoriser, moi, jeune et de surcroît Français, à traiter une affaire de politique aussi grave. »
Quid de ses relations avec les écrivains, en particulier Algériens ? « A vrai dire, le souvenir que j’ai des gens est peu lié aux circonstances dans lesquelles je les ai connus. Mon amitié avec René Char a commencé bien avant que j’aie la moindre activité professionnelle ; celle avec Guillevic aussi par exemple.

 Quand je rencontre ici ou là Malek Alloula, pas un instant je ne songe au fait que j’ai été le premier à le publier, alors qu’il devait avoir vingt ans et moi vingt quatre. Après Mouloud Feraoun et Jean Amrouche, ce fut une inflorescence prodigieuse. Oui, j’ai connu Dib, Yacine un peu ; j’ai dû rencontrer Haddad brièvement, il y a longtemps ;
 
 
 Anna Gréki, non, bien que j’aie admiré son attitude à l’époque « héroïque » ; Taos-Amrouche non (mais quelle femme !), tandis que j’ai effleuré son frère dans ma jeunesse, à la radio je crois. J’ai aussi connu Alleg en Algérie (mais il est moins « écri vain » au sens propre que « grand témoin », c’est vrai. J’apprécie beaucoup Mohammed Kacimi. J’en ai connu d’autres, moins célèbres.

Et j’ai bien connu un grand nombre de Marocains (Choukri, Chraïbi, Khatibi, Laabi, Ben Jelloun, entre autres), et des Tunisiens comme Meddeb, Bekri, par exemple. » Gil Jouanard, en homme d’expérience en matière d’écriture et d’édition, nous livre son constat – lequel  aujourd’hui a pu trouver quelques réponses à ses interrogations : «  D’une façon générale, l’état de l’édition algérienne étant relativement précaire (mais elle est loin d’être inexistante), celui de sa diffusion et de son lectorat encore difficile (le statut de la langue française étant devenu problématique de surcroît), la plupart de ces écrivains publient en France et c’est également en France qu’ils sont le plus lus. On ne peut que le regretter ; mais comment faire ? Même au Liban (pays de l’édition par excellence dans le monde arabe), Andrée Chédid, Stétié, Vénus Khoury-Ghata, publient en France ; Adonis lui-même, arabophone, est surtout lu en Europe francophone. Quant aux « thématiques », fort heureusement, elles sont sorties du « convenu » (la guerre d’Indépendance et tout ce qui tourne autour), depuis longtemps : les écrivains ne sont ni des propagandistes ni des radoteurs opportunistes qui s’accrocheraient à l’os du ratiocinage rétrospectif sur le « malheur du peuple algérien » ou sur son « héroïsme ».

Ils écrivent librement, non pas à l’écart des contingences (qui ne manquent pas, à l’occasion, de les rattraper : voir ce malheureux et si doué Djaout ; ou encore Boudjedra et Mimouni qui durent à une époque s’exiler, Mimouni mourant même au Maroc). L’avenir de cette littérature, qui pour l’instant s’inscrit dans un vaste contexte dénommé « francophonie » (terme ambigu, mais qu’on ne sait par quoi remplacer), est évidemment problématique. Logiquement, l’arabe devrait prendre en charge, dans le moyen terme, la créativité littéraire de la plupart des écrivains (comme c’est le cas, par exemple, en Egypte). Mais pour cela, bien évidemment, encore faut-il, d’une part, savoir quel arabe (classique ou dialectal ?), et il faut pouvoir écrire sans complexe en arabe tout ce que l’on s’autorise à écrire en français ou en anglais par exemple ; ce qui n’est pas encore tout à fait le cas, pour les raisons que l’on sait.    En attendant, la « littérature algérienne » vit en symbiose avec celle de tous les écrivains francophones du Maghreb, avec ceux de l’Afrique en général, avec ceux du Québec, de Suisse, de Belgique et de France. » Faut-il dire merci à Gil Jouanard, ce témoin et ce compagnon de l’Algérie ? A le connaître un tant soit peu, c’est un homme en paix avec sa conscience qui n’attend aucune reconnaissance superfétatoire.
On lui dira quand même «Saha» !

A.K.

 

Un rêve mé diterranéen (1)


Par Abdelmadjid Kaouah



Un rêve méditerranéen a soufflé sur les rivages de l’Afrique du Nord, il y a bien longtemps, dès les années trente. Une époque trouble, lourde de cataclysmes futurs, dans une Europe ravagée par la grande crise de 1929. Sur les rives d’Alger, au soleil, cet astre qui rend, dit-on, la misère moins implacable, l’utopie méditerranéenne était en chantier et prenait par un effet journalistique  un nom emblématique : « L’école d’Alger ». Jusque-là, en Afrique du Nord, et plus singulièrement, en Algérie coloniale, régnait  l’Ecole algérianiste. Elle se réclamait de Louis Bertrand, l’auteur du « Sang des races »,  tenant d’une latinité exclusiviste, développée par l’Ecole algérianiste. Selon les termes de son Manifeste de 1920, elle  prétendait à une « autonomie esthétique » par rapport à la Métropole. Dans les « Actes des Rencontres « Audisio, Camus, Roblès, frères de soleil » (Edisud 2003), J-C Xuereb nous donne à lire une précieuse approche de cette fameuse « Ecole d’Alger des lettres ». L’intitulé  de sa contribution est, on ne peut plus, prudent.

« L’Ecole d’Alger, mythe ou réalité » de Jean-Claude Xuereb. Elle se manifesta durant une quinzaine d’années, autour de Robert Rondeau. Pour Jean-Claude Xuereb, « cette démarche, non dénuée d’arrière-pensées politiques… faisant allègrement l’impasse sur un millénaire de culture arabo-musulmane » afin de « rattacher cette présence française, dans une continuité historique, à l’Afrique romaine, puis chrétienne du Bas empire ». Cette école, même sur le plan littéraire n’a pas laissé de souvenirs… Les écrivains de la génération suivante prendront leur distance d’autant plus que dans les années trente, « la référence à la romanité apparaissait d’autant plus suspecte qu’elle semblait faire écho aux revendications fracassantes du fascisme italien » (J-C Xuereb). Ils chercheront ailleurs leur inspiration.

Camus en créant en 1937 à Belcourt une maison de la culture intitulait son bulletin « Jeune Méditerranée » en prolongement des essais de Gabriel Audisio, qui exaltait l’ouverture vers l’héritage grec. La constitution de ce qui fut dénommée «  l’Ecole d’Alger »  s’appuiera  naturellement sur cet initiateur. Ses essais sur la Méditerranée ouvrent la voie à un ressourcement dans un héritage méditerranéen plus affirmé et  tendu  vers  l’universalité. Dans un communiqué attribué à Camus, « l’objet principal est de rejeter la mystique de la latinité telle que l’exploite la propagande fasciste »  afin de maintenir « entre l’Europe méditerranéenne et l’Afrique la survivance de leur origine commune qu’est l’Orient ». Cet idéal ne pouvait que récuser toute forme d’inégalité ou de ségrégation ethnique ou appartenance religieuse. La défaite  française de 1940 face à l’Allemagne hitlérienne, l’occupation allemande conduisent à la rupture totale avec la Métropole.
Alger devient en conséquence la capitale de la France Libre ou fleurissent les revues (Fontaine, l’Arche, la Nef) et la librairie « Les vraies richesses » et les éditions Charlot deviennent le lieu d’une effervescence intellectuelle notable. A cette mouvance qui compte Camus, Roblès, Max-Pol Fouchet, Jules Roy, Jean Pélegri, se joignent Jean El Mouhouv Amrouche et sa sœur Marguerite-Taos Amrouche. Pélegri. Plus tard, avec les « Rencontres de Sidi Madani », cette mouvance intellectuelle et littéraire, elle fut sans conteste le lieu d’amitiés et de confrontations  d’affinités communes de toutes origines autour de la revue Forge avec la participation de Mohammed Dib, Kateb Yacine, Malek Ouari, Ahmed Sefrioui… » Ceux d’entre eux, issus de la minorité européenne de l’Algérie, déplorent la mentalité « petit blanc » qui entache les relations humaines… », indique  J-C Xuereb qui prit part très jeune à une rencontre de Sidi Madani (La Citadelle des gorges de la Chiffa qui fut à l’époque une auberge de la jeunesse).

Certains qui vécurent de près l’aventure littéraire  algéroise ne sont pas loin de la considérer comme un brillant et éphémère… canular. S’il n’y eut point de chapelle consacrée, l’idéal de la fraternité humaine avait fait une percée. Ecole fantomatique à l’appellation d’origine non contrôlée, elle aura cristallisé la rencontre d’écrivains  nés ou ayant longtemps vécu « sur un même rivage de soleil ». Dans « Le Mythe Al Andalous et les écrivains algériens », Xuereb ajoute : « (…) Dans la mémoire des hommes, l’histoire d’Al Andalous est demeurée un modèle vivant de coexistence conviviale.

Dès le XIIe siècle, un historien maghrébin, Al Maqqari a présenté, à l’intention des lecteurs arabes, une histoire générale d’Al Andalous, dont il avait lui-même vécu la fin avec l’expulsion des Morisques. Les écrivains arabes des XIXe et XXe siècles ont perpétué l’image d’un « paradis perdu » andalou dans une perspective romantique et nationaliste. De leur côté, les historiens espagnols, après avoir longtemps minimisé l’importance de la période arabo-andalouse, voire nié la réalité même de celle-ci, ont de plus en plus largement fait référence, surtout depuis l’avènement récent de la démocratie dans leur pays, à l’univers pluriel d’une « Espagne des trois religions »… Le mythe andalou a traversé, de manière plus ou moins explicite, le rêve méditerranéen créé et entretenu par toute une génération d’écrivains à partir des années 1930, ceux auxquels a été ensuite appliquée l’appellation quelque peu artificielle d’« Ecole d’Alger ». La mémoire entre les deux rives de la Méditérranée, à juste titre, se retisse – en dépit des vicissitudes de l’histoire – à travers de grands noms, symboles respectés et admirés. Ce fut le cas en 2007, pour le Centenaire de Jules Roy, célébré en Algérie comme en France. En l’an de grâce 2013, la mémoire se tourne, simultanément vers le poète Jean Sénac, dont c’est le quarantième anniversaire de son tragique assassinat que le centenaire d’Albert Camus (Montauban accueille à cet égard une grandiose rencontre autour de la figure et de l’œuvre d’Albert Camus sur laquelle nous reviendrons dans les colonnes d’Algérie News ) et de Mouloud Feraoun – assassiné par l’OAS en mars 1962 -avec d’autres collègues-dont la vie et l’œuvre furent au centre rencontre-hommage qe lui dédia le Salon international du livre d’Alger (Sila 2013) sous la houlette de l’universitaire-chercheur français Charles Bonn et Rachid Mokhtari, romancier et essayiste algérien en présence du fils de l’auteur du « Fils du pauvre »… D’autres hommages ont été rendus dans le cadre du Sila, notamment à ceux qui nous ont quittés récemment : la romancière précocement disparue, Yamina Mechakra ; la moudjahida, journaliste et poétesse Zhor Zerari ; Henri Alleg, l’auteur de « La Question » qui n’est plus à présenter ; le militant de la cause algérienne et homme de théâtre, Habib Rédha ainsi que le poète syrien,  traducteur avec son épouse le Dr  White Queen d’écrivains algériens francophones.

Mais la mémoire a aussi ses oubliés, ce que l’on ne convoque trop rarement, dont l’action, pourtant attestée a sombré dans l’oubli, dont les œuvres ne sont au programme d’aucun établissement scolaire et inspirent peu les jeunes chercheurs, nous écrit le comité qui s’est constitué en vue d’une célébration, en France et en Algérie, du centenaire d’Emmanuel Roblès, par le biais de multiples manifestations. En effet, bien oublié- sans que l’on puisse s’expliquer pourquoi- Emmanuel Roblès (Oran 1914-Paris 1995). Or, son œuvre compte vingt romans et une dizaine de recueils de nouvelles, douze pièces de théâtre comiques ou dramatiques et plusieurs recueils poétiques. Elle est incontestablement considérable, de portée universelle, embrassant le siècle et une thématique multiforme: les violences et les guerres, l’identité, la liberté, le terrorisme, les prises d’otages, mais aussi l’amour, la passion, l’adultère, la famille… Elle nous interpelle et concerne toujours. Honorée de prix importants, elle conduisit son auteur jusqu’à l’académie Goncourt où il siégea pendant plus de vingt ans. Son action éditoriale, nous rappelle le Collectif-Roblès (pour faire vite) ne fut pas moins importante : en Algérie, Roblès participa avec enthousiasme à la vie culturelle, à la radio et dans de multiples revues, créant lui-même Forge en 1947, où débutèrent plusieurs écrivains maghrébins tels que Kateb Yacine, Mohammed Dib et Malek Ouary. En France, il a fondé dès le début des années 1950 la collection «Méditerranée» aux éditions le Seuil, travaillant inlassablement à la découverte de nouveaux auteurs des deux rives. Bon vent donc à l’entreprise initiée à partir du Fonds Roblès (Limoges-Montpellier) et à l’initiative de son ayant-droit, Mme Jacqueline Roblès Macek !

En diffusant l’information sur les initiatives pour le centenaire d’Emmanuel Roblès, nous avons eu ce retour de notre ami l’écrivain Gil Jouanard : « Je l’ai rencontré (et même accueilli à la gare) à Oran, en 1963 ou 1964. Il venait faire une rencontre (à la librairie Manès je crois, et au Centre culturel français). Je lui ai fait un entretien me semble-t-il pour La République. Auparavant, c’était au tour d’Henri Alleg de venir d’Alger. J’ai aussi publié un long poème de Sénac, qui était venu aussi d’Alger avec ce train qui alors mettait un temps infini ; et Jean était venu uniquement pour assister à la tombée du journal et repartir avec sous le bras un paquet d’exemplaires (il avait tenu à dormir dans l’atelier d’impression du journal afin d’être là pour la tombée et était reparti aussitôt à la gare !!!). Quelle époque ! Et quels hommes ! Roblès était extraordinairement chaleureux». Un témoignage qui se passe de commentaire.

A. K.

Chronique des deux rives - 23 novembre 2013

Rabah BELAMRI ou le feu de la transparence


MEMOIRE
Chronique des deux rives
Par Abdelmadjid Kaouah

 

Il avait le sourire  ouvert, à nul autre pareil. Et il émanait de son visage une lumière paisible.  L’homme  se mouvait avec assurance. Mais se souvient-on assez de l’écrivain, de l’enfant du Guergour,  Rabah Belamri disparu prématurément il y a une quinzaine d’années ?  Dernièrement, il nous a été donné  de constater que de belles fidélités, au-delà du champ universitaire,  entretenaient son souvenir et rendaient hommage à son œuvre  tôt interrompue, à l’exemple de la médiathèque de Rambouillet. C’est sans doute un écho  au  travail inlassable de sa compagne ….. Faut-il rappeler l’hommage qui lui fut rendu par JMG Le Clézio, prix Nobel, qui a écrit ; « Son œuvre parlait de la difficulté d'être, de l'exil, de la solitude. Mais elle nous parlait aussi de tendresse, elle nous emportait dans son élan vers les humiliés, vers tous ceux que la violence contemporaine broyait, abandonnait. » (Le Monde, 13 /10/ 1995) ?

Pour notre part, à  peine avions-nous  entamé  avec lui un fraternel et  respectueux  compagnonnage  que nous apprenions sa disparition.  Dans un bloc opératoire où il s’était rendu pour une opération qui ne semblait pas l’inquiétait outre-mesure. Quelques jours plus tôt, nous avions parlé au téléphone et pris rendez-vous après cette échéance. Echéance fatale, découverte, au lendemain  d’un fatidique 28 septembre 1995, dans les colonnes d’un quotidien qui annonçait laconiquement sa disparition. Il repose depuis dans le carré des poètes dans un cimetière parisien. Nous n’avons point ici la prétention de faire le tour de son œuvre multiforme qui embrassait aussi bien l’écrit que l’oralité, le savant que  le populaire, le poétique comme le romanesque... Nous propos est d’évoquer une séquence temporelle qui est, à notre sens, la substance même de son écriture et de son imaginaire. Il s’agit de l’enfance que nul homme n’a jamais fini de scruter, de relire et de décrypter. Toute son œuvre en porte témoignage. Nous parlerons ici dans ces colonnes plus particulièrement de « Regard blessé » (Gallimard, 1987).

Dans ce roman aux accents fortement autobiographiques, nous sommes à ce moment précis où s’achève la guerre de libération algérienne (1962) mais où un adolescent entame sa tragédie personnelle. A la suite d’un décollement de l arétine, Hassan est précipité dans le monde des non-voyants. Pour sa mère, l’explication est ailleurs : des esprits se sont emparés de son fils. Elle conduit donc son fils de marabouts en charlatans, essayant tous les remèdes traditionnels, les pratiques magiques qui ne feront  qu’aggraver le mal et provoquer la cécité finale. Hassan nous raconte ses déboires sans acrimonie ni lamentation. Avant l’irréversible, il se hâte de se « remplir » les yeux du spectacle du monde qui l’entoure, dévorant avec gourmandise les images et les scènes qui l’entourent. Il observe ainsi avec une acuité visuelle exceptionnelle la vie. Tandis que son mal progresse inexorablement,  malgré une hospitalisation dans la capitale t que les stériles tentatives d’exorcisme revêtent des allures tragi-comiques, Hassan évoque ses joies et ses peines d’enfant, trace la chronique mouvementée et colorée de son village natal dans le Guergour, et se fait l’écho, à travers sa sensibilité d’adolescent, des changements  qui s’ébauchent dans un climat encore marqué par la violence et les incertitudes du lendemain.  Comme précédemment indiqué, le récit se déroule durant la période de transition vers l’indépendance. Des épisodes douloureux de l’occupation, des actes de bravoure contre l’ennemi sont intercalés  et rompent la stricte chronologie. A aucun moment le  discours  n’étouffe  ou ne fait peser sa lourdeur sur le récit. Par de courtes scènes, l’auteur-narrateur arrive à rendre l’atmosphère implacable de la guerre, de ses horreurs et le cours de la vie ordinaire qui se poursuit dans les spasmes de la grande histoire. Ce cours de la vie ordinaire est comme une réplique  au malheur  qui s’est abattu sur la population du village. Sans avoir à faire tonner les canons, l’auteur dissèque la guerre dans sa brutalité quotidienne. , en de successifs tableaux qui tiennent en haleine le lecteur. Les actes de lâcheté et de trahison sont décrits sobrement  avec une grande vérité .Qu’il raconte l’étranglement de sa chienne Nouara ou l’emprisonnement de Abla, le narrateur nous émeut avec le même art. Dans un style transparent, sans fioritures et dans un apparent détachement. « Regard blessé » est aussi le l’apprentissage, de la découverte lancinante des sens, des amours ratées et des étreintes furtives dans une promiscuité ambiguë  et révélatrice de la séparation des sexes dans une société traditionnelle. Et quand la question charnelle est abordée, elle se révèle sans étalage ni déchainement fantasmatique, comme c’est souvent le cas chez certains écrivains maghrébins. Au moment où le regard de Hassan s’éteint, l’histoire accouche d’un nouveau monde qui a pris forme ans les blessures béantes, les zones d’ombre et les forces contradictoires. A l’heure même où le peuple explose d’allégresse  et s’engouffre dans la liberté conquise. Le regard de Hassan s’éteint alors définitivement à l’instant où « le noir absorba le serpent bleu et vert, libéra une myriade de points de lumière insaisissables ».Il reste à Hassan comme seul refuge  son rêve, « un feu de transparence ».

A.K.

 

 

 

dimanche 10 mai 2015

M’Hamed AOUNE, l’homme enfin en vue !


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CHRONIQUE DES DEUX RIVES
Parue dans Algérie News du dimanche 15 juin 2014            


 
Un poète peut-il porter l’uniforme ? Vaste question qui eut ses défenseurs et ses contempteurs.   Sans remonter à Alfred Vigny, on peut citer le cas plus étonnant du Nicaraguayen Ernesto Cardenal, poète, prêtre de la théologie de la libération, commandant de la révolution sandiniste, ministre de la Culture de 1979 à 1987.On a vu en direct comment, lors de son pontificat, le Pape Jean-Paul II le tança à sa descente d’avion à Managua. Cardenal quittera par la suite le Front sandiniste Libération nationale, en protestation contre la direction « autoritaire » du président Daniel Ortega. Mais il gardera toujours ses convictions progressistes. C’est d’un autre cas d’espèce que nous traiterons dans la présente chronique. « Un gamin de 82 ans», écrivait, à juste titre, Kaddour M'Hamsadji à son propos en 2009 !

Ce dernier, rare parmi les rares, hommage et reconnaissance pour avoir accompagné, évoqué, écrit, visité, honoré M’hamed Aoune. Sa présentation dans « Poésie vivante », en 1967, a fait date dans la connaissance du poète M’hamed Aoune. Les ans ont ralenti les pas de cet albatros terrien, en perpétuel mouvement depuis sa primeen fance, mais sa passion du monde et de son pays restent si vives.

J'ai eu encore une fois à le constater récemment. Nous avons parlé de Shakespeare, de Sénac, d’Abou El-Kacem Chabi, de Massignon, d'Ibn- Khaldoun, de   Mammeri... et de tant d'autres. J'attends… sans avoir besoin de terminer sa phrase, m'a-t-il confié l'année passée et redit l’été dernier. Et pourtant, c’est bientôt un autre été qu iva à sa rencontre. Miracle de la vie. Même si, m’a-t-il avoué, ma main ne répond plus à la plume. Il a tant écrit. Et sa poésie est ailleurs dans sa parole, comme l’a bien observé Arezki Metref. Il dit. Parle. Rit. Se tait. Voyage dans l’invisible poétique. Comme disait Lacheraf, le langage est la seule jeunesse. M’hamed Aoune c'est une parole avant tout. Langage d'un homme qui fait 86 ans et dont la voix et le rire résonnent comme ceux d'un jeune homme à l'orée de la vie. C’est John Ford, le cinéaste-poète, qui affirmait :

« Quand la légende dépasse la réalité, alors, on publie la légende. »
On ne sait s’il a pris le Sidi Okba ou le Ville d’Oran  pour débarquer à Marseille, un matin de 1950 …. M’hamed Aoune n’est pas très précis sur ses pérégrinations. Un premier départ vers Tunis où il est allé fréquenter la Zitouna. Dans ses propos, revient souvent la bonne ville de Strafford-upon- Avon et Shakespeare, souvenirs d’un voyage en Angleterre. Bien sûr, Paris. Paris qui se refaisait une santé. La Tour Eiffel toujours debout, même si, sur son faîte, la croix gammée avait flotté durant longtemps, à peine cinq ans plus tôt. M’hamed Aoune à Paris fera le manoeuvre et, parfois, peintre en bâtiment. Et fréquentera les langues O., orientales, bien sûr. Elève de Massignon, d’AlbertMemmi, de Berque. En autodidacte. Quand il le peut, il pénètre dans le temple de la Comédie française. Ainsi, bavardera-t-il durant l’entracte avec un Polonais, dont le visage lui disait quelque

chose... Tout simplement Cybulski, « le James Dean polonais », l’acteur fétiche de Wadja. Le héros tragique de « Cendre et diamant»et dont le visage était affiché sur les boulevards de Paris.                                                                       
  Mais M’hamed Aoune y avait jeté un regard distrait. Si distrait qu’il perdra le manuscrit de sa pièce dans la cohue du métro ! Une pièce qui retient un moment l’attention du metteur en scène, Jean-Marie Serreau… Ce dernier, finalement, montera en 1958 « Le Cadavre encerclé » de Kateb Yacine. Il fera la connaissance de prestigieux

écrivains. Comme ces Noirs-Américains exilés à Paris. Il rencontrera ainsi le grand Richard Wright au foyer de l’Ugema autour du poêle par un hiver rigoureux.

 Il ne fut pas le seul à être surpris par le coup de tonnerre du 1er Novembre dans un ciel prétendument serein… Les militants, dontM’hamed, étaient fatigués de vendre les journaux du parti sans que l’on passe à l’action, fait-il  remarquer… Le 1er Novembre sera le credo de sa poésie. Né en 1927, à Aïn Bessem, ayant grandi àSour El- Ghozlane (qui le relie à Kaddour M’hamsadji, Djamal Amrani, Messaour Boulanouar ainsi qu’à Mostefa Lacheraf de Sidi-Aïssa*), il fut un orphelin précoce, fils de paysans de la plaine d’Aïn-Bessem, dépossédés par la colonisation. Marqué aussi par les massacres de Dechmya, en 1947, après une protestation contreune élection à la Naagelen. La pauvreté, l’injustice résonneront dans ses poèmes. Il parviendra à rejoindre l’ALN en Tunisie, après une mémorable pérégrination marquée notamment par un passage par Strafford-upon-Avon. Sous l’uniforme, il parlera sur les ondes de la radio qui émettra à Souk Ahras. Puis, le commissariat politique, l’organe El-Djeïch  sous les ordres général Hachemi Hadjerès (dans les années 70, l’un des rares officiers supérieurs qu’on pouvait croiser dans une librairie d’Alger, soit dit en passant).
M. Aoune serait le seul ou l’un des rares  journaliste algérien à avoir interviewé « le commandant « Ché »Guevara… Une retraite anticipée. Et le début d’une autre traversée du désert. Un poète, desurcroît militaire, que pouvait-il comprendre aux jeux et enjeux impénétrables des civils. Dans une caserne, les choses sont plus simples, la hiérarchie sert de philosophie. « Khaldoun », puisque c’était son « nom de guerre », goûta plus qu’il ne faut aux maquis de la bureaucratie civile.



 

On raconte que l’ancien président de la République, Chadli Bendjedid, venant inaugurer une maison de la culture, le héla par son « nom de guerre » Khaldoun et conversa un moment avec lui sans façon. Le président le connaissait. Les bureaucrates moins. Lui et, encore moins, sa poésie. Or, sa double culture, son statut d’ex-militaire faisaient de lui un inclassable. Poète, il pouvait être encombrant pour sa tribu, sa famille. Lui, était partisan de « la tribu des mots ». Son écriture entre les psaumes de Claudel, l'hermétisme de Mallarmé et les kacidate antéislamiques l'ont réduit à tort au cliché de poète symboliste à contre-temps. Si symbolisme et hermétisme il y avait, c’était initialement comme un stratagème poétique, nécessaire au militant nationaliste. Malentendu aggravé par son patriotisme échevelé. Poète de la parole tellurique, surtout.
Il suffit de relire « Après les grottes » (1959) :

 
‘’… Le cauchemar d’une vie sans rivières – chants véritables
Le promène sur un cactus.

Dans la cohue des échos des efforts nuls,

Devant le mépris et la douleur verdâtre des murs

Malades à l’écoute des fontaines si rares

Mais si belles que les jasmins et les roses’’

 

A la fin des années soixante, «El-Djeïch» publiait en page 4 de couverture l’un de ses poèmes. « La nuit dynamitée », en quadrichromie ! Une consécration, pouvait-on déduire. Or, il y a quelque chose de pathétique dans cette fausse apparente consécration. Pour preuve : dans le « Diwan algérien » de J. Lévi-valensi et J-E. Bencheikh (qui fut pour la génération de poètes en herbe une sorte de Bourse des valeurs poétiques de la génération qui nous a précédés ou de celle que nous côtoyons) à M’hamed Aoune, il est écrit « né à Aïn Bessem, le 27septembre 1927. N’a publié aucun recueil ». Une présentation laconique et d’une implacable
actualité … M’hamed Aoune n’a toujours pas vu de sa poésie profuse paraître le moindre florilège!

 Passez-le voir et il vous entretiendra de la guerre du Péloponnèse, de Thucydide et d Takfarinas (**) dont le tombeau négligé se trouve non loin de Sour El- Ghozlane.

 


A.K.

_____________________

*Poésie de Sour El-Ghozlane, texte ronéoté et, en hors-texte, le fac-similé du manuscrit de Jean-Sénac, avec un dessin de couverture de Denis Martinez, Sour El-Ghozlane, L'Orycte, 1981.

**Retour à Sour par Arezki Metref, Le Soird’Algérie, 02/03/2008.

 
PS : Merci à l’ami Bey qui vient de consacrer un article à M’Hamed Aoune paru dans le quotidien Liberté du 10 mai 2015.

Iconographie
Photos
: M'Hamed Aoune jeune parmi les jeunes à Sour  El Ghozlane (fin des années quarante-début cinquante ?) dans un "café maure".
Le poète à Paris . dans les années cinquante.
Le poète en treillis
M'Hamed Aoune aujourd'hui aux côtés de sa sœur  


samedi 4 avril 2015

AVEC ANDRE BRINK : Les turbulences d’une conscience


Par Abdelmadjid KAOUAH                                                                                                     ( Le Soir d'Algérie)

André Brink, le romancier sud-africain vient de nous quitter le 6 février dernier         (et quelques heures après, nous parvenait le décès d’Assia Djebar). Au hasard de la fortune littéraire, nous eûmes la chance d’aller à sa rencontre.   La littérature africaine,  et plus singulièrement  celle du pays de Nelson Mandela, était   à l’honneur    du festival littéraire « Marathon des mots » de Toulouse. Pouvait-il en être autrement à la veille d’une coupe du monde de football  se déroulant en Afrique du Sud  en 2010?  Parmi tant de rencontres avec des écrivains du continent noir et du monde, celle avec l’écrivain sud-africain André Brink a eu une  ample résonnance. La salle des conférences de La Renaissance - une librairie fondée au lendemain de la Libération qui eut à accueillir les grands écrivains engagés, tel Aragon et qui reste l’une des rares dans u  quartier polaire-arrivait à peine à contenir le public nombreux venu entendre l’écrivain anti-apartheid l’entretenir de « l’engagement de l’écrivain ».

 


« Savoir, ce n’est pas assez. On doit essayer de comprendre »   fait dire André Brink à l’un de ses personnages  dans son roman « Une saison blanche et sèche ». Le roman obtint le Prix Médicis 1980, et Martin Luther King Memorial Prize pour la version anglaise du roman.  Au départ,  Ben Du Toit ne se pose pas de questions superflues, dérangeantes. Comme la majorité, il se satisfaisait de la place qui lui était assignée dans la société sud-africaine. Pas de doute, pas d’incursion hors du cercle familier. Ben Du Toit, un nom aussi banal que l’homme qui le porte. Un homme sans qualités exceptionnelles, se suffisant à lui-même et se délectant même de sa propre solitude. En somme, un bon père de famille, s’adonnant  au bricolage, tenant à jour ses journaux intimes avec l’efficacité d’un comptable. Un homme barricadé derrière la surface d’une image. Mais la cinquantaine venue, tout bascule. Si Ben Du Toit n’est pas un homme singulier, le pays qu’il habité n’est pas ordinaire. C’est un communiqué laconique qui l’arrachera à sa léthargie : un certain Gordon détenu selon les termes de l’Acte sur le terrorisme a été retrouvé mort dans sa cellule….. C’est la goutte qui va entraîner l’Afrikaner discipliné dans un courant irrépressible et balayer au passage sa vie ordinaire..Jusqu’ici, il avait accepté « tout ce qu’on a l’habitude de prendre pour argent comptant, avec tant d’assurance qu’on ne cherchait même pas à vérifier ». Mais la mort  de cet autre homme tranquille, Gordon, « honnête, décent, qui se rend régulièrement à l’église » mais qui avait juste le tort ou la malchance d’avoir une peau noire le fera sortir de sa maison aux murs blancs   et découvrir un « pays mythique, ce pays  plus vrai que le vrai » …Il fera d’amères connaissances : la loi n’est qu’un visage derrière lequel il n’ y a plus de tête : elle couvre autre que la chose qu’elle nomme tout en n’ayant pas changé de sens. Tout n’est que vernis, masque pour donner bonne conscience au diktat blanc...Et le cynisme n’est pas on reste quand à propos de savoir s’il s’agissait d’un crime ou d’un suicide, le ministre affirme avec le sourire : »chaque homme a le droit démocratique de mourir » !
Avec « Au plus noir de la nuit », André Brink nous accule à une véritable descente aux enfers. Roman après roman, il n’aura de cesse de démonter méticuleusement les apparences de l’édifice raciste. Littérature engagée ou engagement de la littérature ? La question semblait oiseuse car « dans ce pays d’enterrement multicolore amer et triste tout discours est politique.

André Brink est dans une famille afrikaner, descendant de colons boers arrivés en Afrique depuis trois siècles et fervente  adepte de l’Apartheid. Dans un français impeccable, André Brink reviendra sur son itinéraire personnel  sans fard ni prétention. Il avoue sans ambages que jusqu’à  son séjour en France à la fin des années  cinquante, en pleine guerre d’Algérie, il ne connaissait pas d’autre réalité que l’Apartheid, n’ayant aucun échange avec les noirs. C’est donc à cette occasion qu’il rencontrera pour la première fois de sa vie des étudiants noirs  et prend conscience des effets décasteurs de l’apartheid sur ses concitoyens noirs... Homme de principe, André Brink, tout en disant sa vérité, reste d’une grande courtoisie. Ecrivain d’engagement, il ne cache pas pour autant les doutes qui l’ont saisi quand il écrivait justement son roman. Au moment où il écrivait depuis six mois son manuscrit sur l’horreur de l’oppression raciale  eut lieu  dans la ville où il vivait et enseignait l’assassinat de Stève Biko, l’une des figures de la lutte anti-apartheid. Pour lui, la réalité dépassait la fiction et il devenait vain de la transcrire dans un récit. Les faits étaient plus « parlants » et la littérature un inutile exercice. Il a fallu toute la force de persuasion de ses amis pour qu’il achève le roman. Ses doutes disparaitront définitivement quand il rencontrera Nelson Mandela  qui lui confiera que ses œuvres l’ont aidé dans sa captivité et ses méditations.   Sur Mandela, André Brink qui lui voue admiration et amitié, est intarissable. Il en parle comme une sorte de saint  qui n’arrête pas d’étonner son entourage. A ce propos, il raconte la tendresse particulière que voue Mandela aux enfants. Parmi les privations qu’il a eu à subir, Brink  note  que ce dernier n’a pu voir durant 27 ans  des enfants ! Aussi, à chaque fois qu’il en rencontre, il se met littéralement à genoux pour converser avec eux, car ils sont l’avenir d’un monde meilleur, précise l’écrivain. De là à évoquer les réalités et les enjeux de l’après-Apartheid, il ne fallait qu’une question à propos de l’ANC actuelle. André Brink  rappela que le courage et les sacrifices des leaders et des militants de l’ANC qu’il avait connu pour la plupart en exil. En majorité des homes cultivés et qui avaient connu la ségrégation. Avec de telles données, André Brink était convaincu que le nouvelle Afrique du Sud serait meilleure sous leur direction. Or, entre ces élites qui constituent l’appareil politique et le peuple, le fossé s’est creusé  et la gangrène de la corruption  a fait son apparition. « Je ne reconnais plus certains de mes amis » dit-il avec tristesse et un peu de colère. Il en appelle  surtout  au parcours exemplaire de Nelson Mandela et de Mgr  Desmond Tutu.

Sa prise de conscience il la place aussi sous le signe de sa fréquentation intellectuelle de l’œuvre de Camus pour lequel il nourrit une admiration durable. Dans la foulée, il évoque son voyage en Algérie  où il a pu aller sur les traces algériennes de l’écrivain. Une telle évocation ne pouvait passer inaperçue sans se soulever des remarques. Dans le débat qui suivit la causerie d’André Brink, un intervenant lui demanda  tout de go quelle lecture faisait-il de la position de Camus durant la guerre d’Algérie, lui André Brink qui avait osé aller courageusement  à contre-courant de sa communauté ? L’auteur d’ »Une saison blanche et sèche »   s’employa à décrire la complexité de la pensée camusienne à propos de la violence et du terrorisme, tout en  relevant « la malheureuse phrase » qui avait schématisé le rapport du Prix Nobel à l’Algérie et à son peuple auquel  il n’avait manqué  pas de marquer très tôt sa solidarité. On sentait qu’André Brink, était conscient qu’il ne levait pas  « le parallèle paradoxal »  pointé par l’intervenant.  Aussi, finement, conclura-t-il  que Camus après tout n’était qu’un être humain… De l’Algérie, il en sera aussi question,  en aparté ;  en dédicaçant   à une compatriote, Leïla  Boutaleb, son livre, il aura ces mots : l’Algérie est un beau pays.

 

La salve finale, pour ainsi dire, de l’écrivain sera réservée à l’oppression subie par les Palestiniens. Au lendemain de l’abordage sanglant contre la flottille de    pour la liberté de Gaza, pouvait-on ne pas « bifurquer » (une notion chère à l’auteur qui venait de   publier ses mémoires sous le titre Mes bifurcations, Actes Sud(2010) sur la question palestinienne ? Il ne s’agissait pas bien entendu d’un meeting politique mais ‘une rencontre littéraire  mais ayant pour thème « l’engagement de l’écrivain ». André Brink parla donc  en écrivain engagé. En ayant recours à la parabole. Il rappela d’abord que les camps d’extermination de la deuxième guerre mondiale restent des réalités  des plus « stupéfiantes, ahurissantes » des horreurs commises contre les juifs. Il fit état des échanges  et des témoignages qu’il tint à suivre. A cet égard, il relata un voyage qu’il effectua en Tchécoslovaquie et  la visite qu’il fit à un camp d’extermination où les bourreaux  nazis avaient poussé le cynisme jusqu’ à demander à des enfants de relater les impressions de leur vécu. L’un d’eux écrivit qu’il n’y avait pas de papillons dans le camp... Sans élever la voix, André Brink  s’écria : je ne comprends pas comment les Israéliens peuvent-ils faire aux Palestiniens ce qu’ils ont subi…Les Israéliens assassinent aujourd’hui les papillons ! Une salve d’applaudissements lui fit écho. André Brink  avait parlé en poète. En retournant  par l’image aux victimes d’hier  leurs responsabilités d’aujourd’hui. Debout, la salle lui faisait un triomphe. J’ai cru voir  des rougeurs monter  au visage d’André Brink. Dans « Un instant dans le vent » (Stock) , André Brink écrit « Quand tous les instruments ont été détruits par le vent, quand tous les journaux de bord ont été abandonnés au vent, quand plus aucune alternative ne subsiste que celle de poursuivre sa route. Ce n’est pas une question d’imagination mais de foi ».Cela se passe de commentaire.

A.K.